Pour convaincre de la vérité
d’une proposition, on a besoin de savoir, sans ambiguïté, de
quoi l’on parle. On a besoin d’un jugement commun sur la situation
de départ. On a besoin de procédures précises afin
de conserver cette communauté de jugement lors des transformations
de cette situation.
Au-delà de l'habitude
du maître ou du professeur de toujours utiliser le mot juste en mathématiques
(et ailleurs), il faut parvenir à une prise de conscience de la
part de l'élève d'une relation nouvelle entre l'objet , son
nom et sa définition :
I- La définition
L'apprentissage de la démonstration
passe par une évolution de la notion de définition, voire
un changement. Jusque-là, l'élève utilise la définition
pour avoir une représentation de l'objet, ou pour le reconnaître
parmi d'autres. Mais ces utilisations s'appuient sur des analogies et des
différences avec des objets déjà rencontrés
: on sait ce qu'est un cheval parce qu'on en a déjà vu, et
on sait qu'un poney sera "un cheval nain"…
Mais la définition, lors
d'une démonstration, a une autre utilisation, donc d'autres exigences
: elle doit permettre d'obtenir toutes les caractéristiques et propriétés
de l'objet défini. Le fonctionnement de la démonstration
implique que l'on puisse maîtriser l'influence de cet objet sur la
valeur de vérité de la proposition. Pour cela, aucune ambiguïté
ne doit exister.
De plus, la définition
doit nous permettre de transformer, d'obtenir une nouvelle proposition.
Elle doit donc cerner précisément l'objet défini,
en mettant en avant les relations qu'il va avoir avec les autres objets
utilisés.
Enfin, la définition
doit contribuer à construire le système de référence
qui sera la base du monde mathématique dans lequel nous allons raisonner.
Cette attitude "nouvelle" face à la définition est assez simple à appliquer lorsque nous abordons en classe un concept nouveau. Elle est beaucoup plus difficile à mettre en oeuvre lorsqu'il s'agit d'objets manipulés depuis longtemps : pour identifier un carré, les élèves passent rarement par ses propriétés caractéristiques, et font plus volontiers une analogie avec les carrés déjà rencontrés (ceci est mis en évidence jusqu'au lycée où ce quadrilatère :
Il serait donc important de travailler
le passage d'une forme de définition utilisant les exemples connus,
à une définition utilisant des données de bases permettant
de construire le monde mathématique.
II- Les axiomes
Il est évident que nous avons besoin de propositions dont nous connaissons la valeur de vérité comme base de notre activité de démonstration. Nous savons qu'aujourd'hui, en mathématique, leur caractère d'évidence a cédé la place à un besoin de cohérence. Le fameux postulat dit "d'Euclide" (par un point donné il passe une et une seule droite parallèle à une droite donnée) n'est ni vrai ni faux, il est décidé et sert de base à notre système géométrique (celui de l'école primaire et secondaire). Bien sûr, il n'est pas question de travailler sur la géométrie non-euclidienne, et ces axiomes qui ont été considérés durant des siècles comme "naturellement vrais" ont un réel enracinement dans notre esprit. Il est donc normal de se servir de cette "vérité naturelle" afin de faire comprendre et assimiler les mathématiques aux élèves. Mais il ne faut pas s'arrêter là.
Je crois qu'il serait bon de bien mettre en relief pour les élèves l'ensemble des axiomes qui servent de base à la théorie. Sans pour autant leur faire assimiler que cet ensemble est discutable, le fait de le présenter comme une donnée de départ en mathématique, de l'expliciter, permettra aux élèves bien sûr d'être préparés aux mathématiques qu'ils feront peut-être un jour, mais ce n'est pas tout ; ceci permettra aussi la prise de conscience que l'on n'utilise pas n'importe quelle loi "qui paraît évidente". En faisant un effort de distinction, l'enseignant justifie l'effort que doit faire l'élève qui peine à faire la distinction entre ce qu'il peut utiliser (qui a été "prouvé" ou défini), et ce qu'il cherche à établir. Il voit que même l'enseignant se limite dans ses outils, dans le but de construire un langage commun, qui nous permettra de discuter, de convaincre.
Je pense que la plus grande difficulté,
en mathématiques comme ailleurs, est de bien faire la distinction
entre ce que nous croyons être évident et ce qui l'est pour
les élèves. L'histoire des mathématiques à
ce propos nous permet même de raconter aux élèves sous
forme d'anecdotes que les plus grands mathématiciens eux-mêmes
ont eu beaucoup de difficulté à ce sujet. C'est l'occasion
de leur faire comprendre que ce qu'ils font là n'est pas facile,
et de permettre aux élèves les plus en difficulté
de reprendre courage.
III- La logique
Il n'est pas question ici d'étudier
la logique mathématique, mais la logique des mathématiques
(selon la terminologie de Stella Baruk) qui va nous permettre de faire
évoluer les propositions lors des démonstrations. Cette logique
est souvent présentée comme intuitive et reste souvent dans
le domaine de l'implicite. Elle pose pourtant des problèmes à
de nombreux élèves, et mérite donc à ce titre
notre intérêt.
Nous disposons de quelques outils
de la démonstration, que nous devrons expliquer, partager et utiliser,
en nous assurant que leur valeur logique est partagée par les élèves
. Ce sont par exemple :
•la disjonction des cas, où
l'inventaire de toutes les possibilités d'un problème. Sa
valeur logique ne pose habituellement aucun problème, (les élèves
acceptent facilement qu'il ne peut rien se passer d'autre, puisque l'on
a vu tous les cas) mais son utilisation est souvent approximative (il faut
insister sur le fait de bien avoir tous les cas).
•le contre-exemple : "Il importe
peu aux conjectures qu'on ne les aime pas ou qu'on les suspecte, mais elles
ne peuvent ignorer les contre-exemples." (Imre LAKATOS, "Preuves
et Réfutations", (Hermann 1984)). Celui-ci est bien accepté
par les élèves s'il est formulé précisement
: Ca ne peut pas être toujours vrai, puisque ça ne l'est pas
dans ce cas là.
•la contraposition ("si A, alors
B" est équivalent à "si non-B, alors non-A" ) est à
utiliser avec prudence. Il faudra avant cela bien la travailler, car elle
n'est pas évidente à expliquer, et ne permet souvent pas
que tous les élèves soient convaincus lors de son utilisation
dans un raisonnement (s'il fait beau, alors il fait chaud implique
s'il ne fait pas chaud, alors il ne fait pas beau. Mais la réciproque
est vraie aussi , et moins évidente à saisir. D'autre part,
ces propositions sont différentes de s'il fait chaud, alors il fait
beau...) . Il faut donc se méfier de l'acceptation de ce raisonnement
avant que tout cela ne soit bien clair.
•le raisonnement par l'absurde
et celui par récurrence paraissent plus difficilement exploitables
à l'école primaire, ce qui n'empêche pas les activités
permettant aux élèves de s'approprier certains de leurs "mécanismes"
La contraposition n'est pas la
seule à souffrir d'approximation : lors d'une démonstration,
la logique, souvent ce qui gère le "si... donc...", prend des formes
proches de celle qu'utilise la vie courante. Et ce sont peut-être
ces nuances qui posent problème...
-tout d'abord, la logique mathématique
n'a qu'une seule alternative : la valeur de vérité est vraie
ou fausse. Alors que dans la vie courante, il y a quelquefois d'autres
possibilités, par exemple au niveau des sentiments : la réponse
"oui et non" à la question "es-tu content de tes vacances ?" n'a
rien de choquante.
-on utilise parfois cette construction
pour signifier une opinion, une prévision : "si tu travailles ce
soir, alors tu auras une bonne note" n'est pas toujours vérifiée.
-...
Mais la plus grande difficulté
réside dans la simplification, nécessaire, de la démonstration
: on ne peut pas tout expliciter, tout le temps. Après avoir travaillé
sur un domaine, on estime que les propriétés et définitions
sont connues et utilisables de façon implicite. Les axiomes qui
nous servent de base, nous paraissent le plus souvent naturels et évidents...
"Une explication constitue un
discours visant à rendre intelligible le caractère de vérité,
acquis pour le locuteur, d'une proposition ou d'un résultat. Les
raisons avancées peuvent être discutées, acceptées
ou refusées.
Convenons qu'une preuve est
une explication acceptée par une communauté donnée
à un moment donné. Une démonstration est une preuve
acceptée par la communauté des mathématiciens et qui
revêt une forme particulière : utilisation d'un langage spécifique,
référence à une théorie.
L'emploi de la démonstration
comme outil de preuve semble caractériser les mathématiques
parmi les sciences. Le répertoire utilisé pour bâtir
une démonstration est commun au locuteur et à l'interlocuteur.
Il s'appuie donc sur des références communes, un lexique
commun, des représentations communes... Chaque démonstration
contient une part d'implicite (sens de tel mot du vocabulaire, anticipation
du niveau de lecture du futur lecteur, connaissance de tel résultat...).
Une des difficultés rencontrées par les élèves
en mathématiques est de définir ce qui peut rester implicite
et ce qui doit être explicité lors d'une rédaction
de démonstration. "
(J. Briand et M.-C. Chevalier,
"Les enjeux didactiques dans l'enseignement des mathématiques, "
(Hatier, 1995))
Mais, avant d'exiger des élèves
une juste utilisation de la logique, il nous faudrait la leur enseigner.
Ce n'est pas une chose facile. Mais il est certain qu'il faut, dans ce
sens, préserver les chances des élève qui n'ont pas
encore assimilé ces processus, d'accéder à cette logique.
Cela signifie que tant que tous les élèves n'ont pas intériorisé
la justification des enchaînements, nous devons, en tant qu'enseignant,
expliciter toutes les étapes de notre raisonnement. Sans quoi, les
élèves les plus en difficulté auront l'impression
d'assister à une manipulation sans cohérence. Ils ne feront
qu'essayer de reproduire ce qu'ils ont ainsi identifié (on entend
même parler de magie, de recette de cuisine) car ils n'ont pas les
moyens d'identifier "une" logique et de se l'approprier. Il faut qu'ils
gardent une vision de la globalité du raisonnement, pour pouvoir
y trouver une cohérence. Lorsque l'élève a accepté,
a compris cet enchaînement de propositions, cette conservation de
la valeur de vérité, il comprendra l'intérêt
des théorèmes, des raccourcis, des habitudes. Il sera alors
capable d'utiliser un théorème pas encore démontré
en y plaçant sa confiance, sans penser que l'enseignant l'a proposé
"parce que cela l'arrangeait".
L'utilisation de ces raccourcis
non-maîtrisés est la source, à mon avis, du dégoût
des mathématiques pour la plupart de ceux qui en souffrent : les
mathématiques, privées de cohérences, perdent alors
leur sens, leur raison d'être. Comment alors s'y investir?
IV- L'intuition
Réduire les outils de
la démonstration aux seules règles de celle-ci reviendrait
à ne considérer que la démonstration déjà
faite. En effet, ces règles suffisent à la décrire,
à la vérifier, peut-être à en comprendre l'intérêt
et le sens, mais ne suffisent pas à l'établir. Celui qui
démontre est contenu par les lois suscitées, mais il est
guidé par son intuition. C'est un domaine qui réclame une
attention particulière : on ne peut pas "enseigner" l'intuition,
ni par l'exemple (car elle est personnelle et intérieure) ni par
une leçon (car on ignore ce qui permettra à l'élève
de l'avoir) mais on peut la développer, la cultiver en proposant
régulièrement des situations qui devront répondre
à plusieurs critères :
•que l'itinéraire du
raisonnement soit assez proche de ce qu'aurait pu construire l'élève.
•que la validité de ce
raisonnement puisse devenir une évidence pour l'élève
(c'est à mon avis essentiel pour que celui-ci se concentre sur le
cheminement du raisonnement, en essayant d'y transférer ce caractère
d'évidence).
•laisser le temps nécessaire
à cette "illumination"
Lors d'une démonstration,
l'intuition ne concerne pas la conclusion, car celle-ci est connue. Démontrer
consiste à trouver un discours qui prouve cette conclusion. Cela
ne signifie pas pour autant que l'intuition n'intervient pas, mais celle-ci
concerne le cheminement de la pensée, l'enchaînement des propositions,
les liens qui seront utilisés entre les différents domaines.
L'élève doit avoir une "prévision" des enchaînements,
même s'il est possible qu'il change d'avis en cours de réalisation.
Le fait de faire parler, de faire expliciter cette prévision permettra
peut- être à quelques uns de se rendre compte de l'existence
de certains liens (entre définitions, propriétés,
...), et de pouvoir à leur tour essayer de démontrer.
Pour que l'élève
parvienne à rechercher une démonstration complexe, il faut
qu'il ose se lancer, essayer. La rigueur exigée dans cette activité
ne l'est que dans la présentation du résultat. Le processus
de recherche est lui comparable à ce que l'élève a
rencontré jusque-là, fait d'essais, d'erreurs, de tâtonnements.
Mais, pour démontrer, il faudra ensuite affiner et améliorer
la justification, et non trouver une solution. L'élève devra
chercher à s'appuyer sur des bases stables, justifiables, et prendra
l'habitude de reconnaître ces "chemins de vérité".
Il est évident que pour
développer cette intuition, nécessaire à la démonstration
réellement cherchée, l'apport de la résolution de
problèmes est considérable. Cette activité est surtout
plus adaptée à l'école primaire, et ce n'est qu'après
un apprentissage complet de ce qu'est la démonstration (donc au
collège) que cette intuition va être développée
à l'intérieur de cette activité. A l'école
primaire, les premières expériences proches de la démonstration
doivent rester très faciles à décrypter, afin de lier
le cheminement utilisé et les causes explicites de la validité
de la conclusion (définitions, propriétés, axiomes,
...). Elles doivent donc être ces situations décrites ci-dessus
pour permettre de développer l'intuition ;
Par exemple, démontrer
qu'un cercle, centré sur un sommet d'un losange et de rayon la longueur
des côtés du losange, passe par deux sommets du losange. (Bien
sûr, il n'est pas question de présenter sous cette forme cet
exercice à l'école primaire. Mais on peut faire argumenter
à partir d'une observation...) car les seules propriétés
utilisées sont les définitions des objets cités, ce
qui permet à l'élève de lier l'explication de cette
proposition à sa démonstration.
Il y a de nombreuses situations-problèmes qui permettront, à travers la discussion qui les suivra, une bonne approche de la démonstration. La recherche de solution nous guidera, nous aidera à comprendre le "pourquoi", puis à l'expliciter. L'intuition nécessaire sera donc développée avant l'établissement de la justification, lors de la résolution, pour permettre de mieux cerner ce concept en construction.
V- La modélisation
Bien qu'étant rarement
présente dans le corps de la démonstration, elle est souvent
une étape essentielle pour lier le problème à la démonstration.
C'est en rencontrant un cas "particulier" que la classe va être confrontée
à une question ouverte qui se résoudra par une démonstration.
Mais pour démontrer, il faudra transformer ce cas particulier et
souvent "pseudo-réel" en un cas mathématique.
Si cette activité est
indispensable pour donner le sens de ce que l'on fait (à quoi sert
la démonstration par rapport à ce problème, et donc
pourquoi la fait-on?), elle ne fait pas partie de la démonstration
au sens strict du terme. Elle sera developpée avec la résolution
de certains problèmes (ouverts mais aussi fermés, lorsqu'il
faut identifier la structure du problème afin de reconnaître
une méthode de résolution connue), avec les activités
autours du langage mathématique spécifique (qui est lui-même
une modélisation), et bien sûr lors de la préparation
aux activités de démonstration. Mais elle sera aussi développée
lors des activités dans d'autres matières (biologie, physique,
grammaire, arts plastiques, ...)
Ce n'est donc pas un outil spécifique
à la démonstration, mais une compétence générale
à développer chez l'élève.
suite
: Quelles situations a l'école primaire pour
avoir
envie de démontrer?
fin :
bof, au revoir...