La démonstration





I- Qu’est-ce qu’une démonstration?

Un dictionnaire de langue française définit ainsi : démontrer, c’est établir une vérité par une opération mentale. Or, l’origine de ce mot est “demonstrare”, avec le sens d’indiquer, de faire voir, de témoigner.
Nous avons donc deux sens qui semblent très proches, et qui pourtant vont apporter, par leurs différences, des pistes très distinctes et complémentaires :

•démontrer, c’est rendre évident par une argumentation, un raisonnement.
C’est donc convaincre, en utilisant une procédure particulière. La démonstration est ici avant tout sociale (mais la personne à convaincre peut être éventuellement soi-même), elle existe comme un dialogue, destiné à mettre tout le monde d’accord. Ses moyens pour y parvenir sont acceptés par tous, ils sont naturels, indiscutables (notion d’évidence).

•démontrer, c’est apporter la preuve "mathématique" de quelque chose :
Il faut donc supposer l’existence d’une vérité, et démontrer consiste à conserver cette vérité “initiale”, à travers de nouvelles situations. La démonstration est ici mathématique, elle ne se justifie plus par une situation de communication, mais par une avancée mathématique.
La démonstration en mathématiques à l’école est tout cela à la fois. Elle est avant tout là pour convaincre, et les théories mathématiques utilisées ont semblé naturelles durant des siècles. Mais elle diffère des autres moyens de persuasion par l’utilisation particulière du langage mathématique, par des lois strictes de déduction, qui ne trouveront leur justification qu’en étant conscient de la notion de “vérité mathématique”.

Il ne s'agit donc pas de définir la démonstration par l'un de ces deux aspects, mais de faire apparaître le lien qui les unit, de préparer les élèves à accéder plus tard à ce concept :
Le statut de ce raisonnement a divers aspects.
- L'un est de s'"assurer", d'accéder à une conviction plus grande, au sujet de propriétés qui n'étaient d'abord que conjecturées.
- Cet aspect est renforcé lorsque le raisonnement est fait pour prouver à un autre :
il s'agit alors , non de le persuader psychologiquement, mais de le convaincre, le contraindre à accepter le résultat proposé, de lui montrer ce résultat comme irrécusable, comme nécessaire. [Comme le signale J.-P. Vernant, I'émergence de cette attitude, en Grèce vers le VIième siècle avant J.-C., est liée au passage d'une tradition orale et poétique à la prose écrite. Le système oral "repose sur une sorte de mouvement de sympathie qui fait que l'auditeur est pris par l'émotion" que la narration communique. Un texte écrit, par contre, est "un texte sur lequel on peut revenir" et qui, en quelque sorte ,"permet, ou suscite, une réflexion critique" ;  l'écrit "doit rendre des comptes", il "suscite des objections, la controverse". Ainsi apparaît spontanément le problème "de la cohérence et de la non-contradiction du discours".]
(Marcel CONDAMINE, "Langage, Logique, Démonstrations" , (Aguer 1996))

Une difficulté particulière de la démonstration, et peut-être la cause de l’échec de nombreux élèves en mathématiques (essentiellement révélé au collège) réside dans ce qui peut sembler être une contradiction : les bases des mathématiques sont discutables (cf. la géométrie non-euclidienne) mais semblent évidentes. De même, le raisonnement est articulé par la rigueur, mais guidé par l’intuition. Un élève qui ne parvient pas à “démontrer” a quel problème?
Peut-il être motivé pour convaincre quelqu’un de quelque chose qu’il a appris lui-même à accepter sans rien dire? Que signifie convaincre lorsque ce qui est à montrer parait “évident” à tous?
S’il n’a pas assimilé les concepts particuliers aux mathématiques, comment peut-il apprendre toutes les règles qui, bien que pratiques, en découlent?

Pour permettre aux futurs élèves de collège de réussir l'apprentissage de la démonstration, il faudra, à mon avis, donner du sens (le plus tôt possible) à toutes ces facettes de la démonstration, en particulier ce lien étroit entre l'acte de convaincre et la notion de vérité en mathématiques, cet équilibre entre la communication (besoin de faire court et "intéressant") et la rigueur (expliciter tout ce qui apporte un doute, un choix, une possibilité nouvelle, … )
 
 

II- La démonstration à l'intérieur des mathématiques

L’élève rencontre les mathématiques très tôt, à travers diverses activités :
-modélisation de la réalité (technique de dénombrement, correspondance termes à termes, ...)
-apprentissage d’une codification (nom des nombres, des figures, ...)
-résolution de problèmes grâce à la mise en place d’une ou de plusieurs stratégies, de raisonnements...

Démontrer fait évidemment appel à des savoirs issus de ces activités, mais dans un but nouveau : il s’agit de convaincre de la véracité d’une loi grâce à la rigueur d’un raisonnement explicité par l’utilisation des codes mathématiques. De convaincre non pas une personne mais toute une communauté. C’est le domaine des mathématiques qui permet de ressentir le plus directement la raison de cette rigueur de vocabulaire propre aux mathématiques, de ressentir toute la complétude de la logique formelle. Le but n’est plus vraiment de trouver une solution, mais de savoir discuter de son domaine de vérité. Je ne cherche pas à m'inscrire dans le cadre de la résolution de problèmes, mais dans celui de la validation. Plus particulièrement, je m'intéresse ici à l'acquisition de cette validation par la conviction.

Sans oublier les différents types de démonstration, on peut mettre en avant un cheminement théorique pour la démonstration :
•on part d’une situation dont on connaît (ou suppose) la valeur de vérité
•on transforme cette situation de façon à pouvoir trouver la valeur de vérité de cette nouvelle situation
•on recommence jusqu'à la situation finale (recherchée) dont on obtient la valeur de vérité

exemple : démontrer qu'un quadrilatère qui a trois angles droits est un rectangle.

1/soit un quadrilatère ayant trois angles droits
2/nommons les sommets attachés aux angles droits successivement A, B et C ;
nommons le quatrième D
3/on a (AB) perpendiculaire à (BC)
et (BC) perpendiculaire à (CD)
4/(CD) et (AB) étant perpendiculaires à la même droite (BC), elles sont parallèles entre elles.
5/or (AD) est perpendiculaire à (AB), (CD) et (AB) étant parallèles,
6/on a donc (CD) perpendiculaire à (AD)
7/donc le sommet D est droit.
8/ le quadrilatère ABCD a ses quatre sommets droits, c'est donc un rectangle.

commentaires :

• l'utilisation du "soit" (étape 1), peut être expliquée comme ceci :
si nous attachons la valeur vraie à cette proposition,
alors la proposition de l'étape 3 aura aussi la valeur vraie (et ainsi de suite pour les étapes suivantes , jusqu'à la 8 )
ce qui peut s'énoncer :
si la proposition "un quadrilatère a trois angles droits" est vraie, alors la proposition "ce même quadrilatère est un rectangle" sera vraie

• un tel énoncé ne sera pas utilisé à l'école primaire. Mais nous pourrions, lors de la rencontre d'un tel quadrilatère, justifier le fait que ce soit un rectangle. Ce pourrait être plus difficile, malgré ce que l'on peut penser, car le quadrilatère en question se présenterait aux élèves sous la forme... d'un rectangle. Le fait paraîtra acquis aux élèves. Ceux -ci devront faire un effort supplémentaire pour "réduire" ce rectangle à un quadrilatère, et un autre pour utiliser ses propriétés. Un tel énoncé peut donc paraître plus complexe, mais nous pourrions le considérer à la fois comme une image plus fidèle de la démonstration, et comme une aide, une première étape (la modélisation ,la généralisation) étant économisée.

• nous aurions pu aller plus loin, en étudiant la réciproque (facile) et en déduire que les deux propositions ont la même valeur de vérité.

• la modélisation, la description, la réécriture ne doivent en rien changer la valeur de vérité de la proposition. Cet acte est donc précis et pas toujours facile. Il n'est de toute façon pas évident pour certains (étape 2).

•cette démonstration serait couramment acceptée. Néanmoins, elle est mathématiquement incomplète :
_la définition du rectangle est implicite (un rectangle est un quadrilatère avec quatre angles droits) et arbitraire, ou bien nous avons utilisé une propriété du rectangle que nous pensons "connue" du public.
_les propriétés des droites perpendiculaires et parallèles sont utilisées de la même manière. Il est supposé connu que deux droites perpendiculaires à une même troisième soient parallèles entre elles...
mais nous pourrions aller plus loin :
qu'est-ce qu'un quadrilatère avec un angle droit? Le quadrilatère est -il défini par ses angles, ses sommets, ses côtés?
qu'est ce que le parallélisme de deux droites?

Nous reviendrons plus tard sur cette difficulté.
 

III- Résoudre un problème n'est pas démontrer

Beaucoup d’efforts se portent actuellement sur la résolution de problèmes. On peut se demander quel va être l’apport d’une réflexion sur la démonstration, chercher l'intérêt d’une démarche spécifique.
Certains problèmes "ouverts" (c'est-à-dire les problèmes pour lesquels les élèves ne disposent pas d'une structure connue de résolution) motivent, voire imposent, la mise en place d'une justification mathématique proche de la démonstration, par exemple :
Trouver le rectangle dont le périmètre est de 26cm et dont l'aire est la plus grande possible. Une fois la réponse supposée (c'est le carré), il faut "convaincre" que c'est bien la plus grande aire possible. Ceci ne peut pas se faire par l'inventaire de tous les cas (il y en a une infinité), et, pour parvenir à valider cette solution, il faudra le démontrer graphiquement ou algébriquement...
Ces problèmes s'intègreraient parfaitement dans la construction et l'apprentissage de la démonstration. Mais :

• pour les problèmes "d'application" ou de "réinvestissement", la validation n'est apportée que par l'identification de la structure du problème (comment reconnaît-on un problème additif?) ou par une exécution correcte de techniques opératoires.

• même parmi les problèmes "ouverts", ceux faisant appel à une telle justification mathématique sont rares. Dans la plupart des cas, l'élève vérifie sa solution en la confrontant avec l'énoncé, en reconstruisant celui-ci. Par exemple :
Trouver le prix d'un café connaissant le prix de :
-deux cafés et un croissant
-cinq cafés et un croissant
les élèves, après avoir trouvé une solution pour le prix d'un café, peuvent calculer le prix d'un croissant, puis recalculer les prix annoncés. Ils seront convaincus d'avoir la bonne solution s'ils retrouvent bien les données de l'énoncé.

• la démonstration survient après la découverte de la solution, après une "conviction" personnelle le plus souvent basée sur l'observation de quelques exemples. Cette démonstration, destinée à la communauté mathématique, est donc déjà une activité autre que la résolution du problème, que l'on peut considérer comme indépendante. J. Julo appelle d’ailleurs à cette distinction en écrivant :
 “La modélisation mathématique est souvent associée à l'idée de traduction. Dans une telle perspective, les mathématiques auraient la fonction d'un langage servant à exprimer autrement, à traduire les données du problème. Et cette idée de traduction est souvent associée, elle-même, à celle de formalisation : si la traduction mathématique est efficace, c'est parce qu'elle s'appuierait sur un langage formel permettant de traiter le problème à un niveau plus général et plus abstrait.
[...]
En fait, cette manière d'analyser la démarche de résolution est celle du mathématicien qui sait résoudre le problème et ne rend aucunement compte de ce qui se passe au niveau des processus cognitifs. D'ailleurs, la remise en cause de cette notion de traduction pour décrire et analyser les démarches de résolution de problèmes ne date pas d'aujourd'hui ; un psychopédagogue (G. Mialaret) se posait déjà la question dans un ouvrage (L'apprentissage des mathématiques) datant des années 60 : "La "traduction" présente en mathématiques de nombreux visages et l'on verra que savoir correctement traduire, c'est souvent poser correctement le problème. Quand un problème est correctement posé, il est à moitié résolu. Mais on est en droit de se demander si SAVOIR TRADUIRE CORRECTEMENT n'est possible qu'à partir du moment où l'on domine la question, c'est-à-dire où L'ON EST CAPABLE DE LA RESOUDRE".  (Jean JULO, "Représentation des problèmes et réussite en mathématiques", (P.U.R. 1995))
J. Julo nous indique donc qu’un problème qui peut être “traduit”,  modélisé, échappe déjà à la résolution de problèmes. Or cette modélisation est une étape essentielle vers la démonstration, car elle permet de se situer à l'intérieur du monde mathématique, là où la démonstration trouve son sens et ses outils...

Je ne pense donc pas qu’un travail  sur la résolution de problèmes amène tous les enfants, d’une façon automatique, à une juste compréhension de ce qu’est la démonstration, de ce qu’il faut pour démontrer. Car, même si certains apprentissages sont transférables, les deux domaines sont nettement différenciés. En effet, le but n’est pas, pour démontrer, de trouver une solution, mais de convaincre de sa validité. Ceci n’empêche pas des liens entre ces activités (nous le verrons plus tard) mais justifie des réflexions propres.
 Cela incite à définir de façons bien distinctes ces deux moments mathématiques (la découverte de la solution et l’explication de celle-ci) sous peine de créer une confusion dans l’apprentissage de certains élèves. Il ne faudra donc pas demander à un élève de démontrer ce qu'il ne sait pas : tant que celui-ci n'a pas trouvé de solution, il est encore dans un processus de résolution de problème, donc avec d'autres exigences. Mais la recherche d'une justification peut se faire quelle que soit la solution présentée : la tentative de démonstration peut amener l'élève qui a trouvé une solution erronée ou incomplète à s'en rendre compte. Mais il faut, pour réellement ressentir ce qu'est la démonstration, croire en ce que l'on cherche à établir.
Il faut effectivement mener une réflexion et une recherche particulière pour l’activité “résolution de problèmes”.
A mon avis, il faut faire de même pour la démonstration.

suite : Quels outils pour la démonstration?
fin : je me lasse, je m'en vais