Retour au sommaire

Le squat

Le squat

La petite ouvrit péniblement les yeux. Il faisait sombre dans la pièce. Une obscurité cachette qui naît de la peur des autres.
Elle se releva et s'appuya contre la barre du lit. Mal...
La petite eut envie de gémir mais se rappela qu'elle ne devait faire aucun bruit. Du dehors, on ne percevait aucun écho, seule la sensation d'une pluie fine, légère. Quelle heure pouvait-il être ?
Sa tête lui faisait mal. Encore... Est-ce que ça n'allait donc jamais cesser ? A nouveau, elle voulut crier, appeler au secours. Mal, horriblement mal.
Comme une brûlure interminable dans le ventre. Et cette boule sous la gorge, cette impression qu'une main de fer lui enserre le cou.
Elle aimerait se lever et ouvrir les volets, respirer. Mais ici, il n'y a pas d'ouvertures, seulement des briques qui la coupent du monde, du dehors.
La petite se mit à grelotter. Il faisait froid dans cette pièce. Pas d'eau, pas de chauffage. Sans électricité. Un squat.
Elle n'osait pas bouger. Ne pas le réveiller. Pour l'instant, il ronflait bruyamment. Renversé sur le ventre, les deux bras jetés en arrière, le sommeil tranquille. Il lui tournait le dos, mais elle pouvait entr'apercevoir le rouge des ses joues. Il ronflait et soufflait fort sans retenue. Bientôt, il faudrait le réveiller. Trop de bruit. Cela pourrait être dangereux.
Il replia un bras, découvrant son visage. Extraordinairement jeune. Poupin. Les joues enflammées.
A qui rêve-t-il, se demanda-t-elle. Y pense-t-il encore ou a-t-il déjà oublié ?
La petite avança sa main avec d'infinies précautions et s'en vint caresser le fin duvet de sa barbe. Il frémit mais ne se réveilla pas. Lentement, sa main remonta le long de la joue et s'empara d'une boucle rousse. Si douce, si chaude.
Elle sentit le parfum d'enfant de sa chevelure et eut envie de pleurer, d'y enfouir son visage.
Pas de bruit. Surtout ne pas le réveiller. Le laisser dormir le plus longtemps possible. Après... il est trop tôt pour y penser.
A portée de sa main, à hauteur du visage du garçon, le scalpel. Froid. Brillant malgré l'obscurité.
La petite le prit doucement entre ses doigts. Un peu de sang caillé s'effrita. Le sang de l'autre, le sang de l'assassin. Elle porta le scalpel à la bouche et entreprit de lécher le résidu. Il ne restera plus rien de lui, pensait-elle en accomplissant ce geste. Pas de dégoût, juste un peu de lassitude. Envie d'en finir, de quitter cette pièce froide, haineuse. Le lit grinça et le jeune garçon à côté d'elle se retourna. Sans mot dire, il l'observa. Sous le rouge des pommettes, un masque livide. Elle cessa de lécher le métal et le fixa - les yeux bleus du garçon ne le quittaient pas d'une seconde.
- Tu as mal ?, lui demanda-t-il.
Elle ne répondit pas, continua à le dévisager.
Puis enfin, elle gémit - pas trop fort pour ne pas faire de bruit - et s'écrasa contre lui. Le garçon la serrait délicatement, caressant ses cheveux roux.
- Là... doucement, chuchota-t-il. Bientôt ce sera fini. Dors encore un peu et nous partirons. Là... Dors, la petite. Tout ira bien. Il fait encore nuit.
La petite s'apaisait, au chaud contre son flanc. Rassurée. Elle était si menue. Et lui, si tranquille, si sûr de lui. Rapidement, il sombra de nouveau dans le sommeil. Surtout reprendre des forces.
La petite, enveloppée dans un cocon de chaleur, s'endormit, d'un sommeil léger, agité.
Elle rêva. Elle revit le père. Beau comme il ne l'était plus depuis des années. Rasé de près. Les cheveux peignés méticuleusement, habillé avec tout l'art dont il était capable autrefois.
Le père riait aux éclats.
Viens le petite, lui disait-il. On va se rappeler tous les deux maman.
La petite, déjà belle comme un bouton de rose, riait aussi. Le père avait changé. Finies les années tristesse, terminées les années chagrin.
Maman était morte mais papa allait revivre. Et le père était là, toujours, pour la petite.
Le père prenait la petite dans ses bras, dans sa chambre, fermait la porte. Le père l'embrassait, la caressait jusque sous la robe. La petite ne riait plus, se débattait, voulait crier. Le père riait, l'embrassait. N'aie pas peur, n'aie pas peur. Et le père forçait, prenait la petite, pleurait, riait. Sois sage.
Elle criait, hurlait. Le père ne voulait pas qu'elle crie. Il lui prit le cou de ses deux mains et serra ... La petite perdit connaissance. Devant ses yeux, du rouge. Vite se réveiller...
Se réveiller, le scalpel bien en main, la poitrine rouge de sang. Une odeur de ventre ouvert. La sueur l'inonde. La petite tremble, s'agite. Et hurle...
Son frère gît dans une mare de sang. Tailladé par le scalpel. Elle a rêvé, revécu. Ce n'est pas de sa faute. Le frère, le frère ! Il vit encore, il râle. Elle a peur. Ils vont savoir qu'il a tué le père. Mais que faire ? Le laisser mourir ici ?
La petite embrasse le frère, lui crie de ne pas mourir, court, dévale l'escalier, rejoint la rue. Vite. La pluie l'aveugle. Il fait nuit. Il fait peur. A droite, le boulevard. La petite court, s'essouffle, crie.
Au bout du boulevard, un commissariat. La fin du trajet. L'aveu. Elle a tué le père. Son frère se meurt. Vite, une ambulance. Lumières bleues. Le frère est inconscient. Beaucoup de sang perdu. La petite pleurt et les policiers ne comprennent rien à son histoire. Le médecin l'endort. Demain, elle racontera. Demain...
La pluie s'écrase contre le frère, l'enfant roux, le frère de toujours.
L'ami. Le complice. Emmené dans l'ambulance.
La nuit ne veut plus finir...

Paris. 1990.


Envoyer vos impressions à i.vulliard@libertysuf.fr
 



 
 
 
 
 
 
 

Retour au sommaire