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La mouche

 

La mouche

 

Et si un jour le soleil revenait... Et s'il venait un jour traverser mes rêves noirs... Ca fait si longtemps que je ne l'ai pas regardé. Ni même simplement entr'aperçu ses rayons. En serai-je encore capable ? Il pourrait me brûler - pourtant mon corps est si glacé - ou me transpercer. Mais je ne suis qu'une pauvre bête exsangue.

Pauvre petite chose tapie au fond de mon trou, au fond de leur trou, noyé dans l'obscurité, bercé par le noir, câliné, cajolé par les ténèbres. Balayé.

Ma tête est déjà si lourde. Je suis un insecte au faciès démesuré, à la langue lourde et pendante. Et mon corps enveloppé de carapace.

Ou serait ce plutôt l'inverse ? Ma cervelle, ma tête de carapace et mon corps démesuré... Drôle de pauvre petite chose. Le sol de terre me glace. Je n'ai jamais appris à ramper, même si je suis devenu insecte. Ou larve à la rigueur. Quelle importance maintenant ?

Les gens m'ont attrapé et attaché. Et tourmenté. Torturé. A la manière d'enfants qui aiment à jouer avec les mouches. Ce que j'ai fait ? Peu importe... On ne demande pas à un insecte sur le point d'être mis à mort de raconter son histoire. Il sera toujours temps de l'écouter après.

Le sol est froid et ma tête résonne de leurs cris. Je n'ai pas bien pu voir leur visage - ma bouche est tellement sèche et mes yeux me trahissent dans cette obscurité - mais ce sont des hommes ordinaires. Doux avec les leurs et insignifiants d'ordinaire. Il a fallu qu'ils m'aperçoivent. A moitié rampant sur le sol, petite bête apeurée, pour que leur instinct reprenne le dessus. L'animal blessé est achevé.

J'attends la fin. La dernière séance. Le grand repos qui soulagerait ma tête trop lourde et mes membres douloureux. Cela fait des milliers et des milliers de battements de coeur - peut-être en ai-je oublié, ils sont si faibles - que mon corps a lâché prise. Mes extrémités sont devenues insensibles. Ils ont vidé mon corps. Je ne savais pas qu'un insecte pouvait contenir tant de sang. C'est fou comme c'est poisseux. J'aurais presque pu le lamper, s'il ne s'était assêché.

Et puis à quoi bon ? Ma petite tête sans cervelle est devenue trop lourde pour bouger.

Je vois un peu de lumière. Des bruits de pas. Leur respiration. Le vasistas claque. Un petit hublot qui se dévérouille de l'extérieur. Qui leur permet de voir.

Je ne peux pas me retourner. ma tête tourne. Mon corps est devenu de coton. Je ne veux pas partir avec eux...Rester là et m'endormir. M'enfouir dans la terre et en ressortir à la saison prochaine, neuf, nouveau. Une fleur, un fruit, un paillon... ou une mouche. Je veux dormir enfin. Me reposer.

Derrière la porte, le visiteur s'écarte pour laisser la place à son invité. L'homme pâle jette un coup d'oeil dans la cellule et regarde.

Il voit le corps nu, étendu sur le sol, les chevilles liées par un lien sale, les poignets menottés contre le mur. La figure blessée, enflée, mais encore humaine.

Il a son compte, pense-t-il. Bon boulot.

Et il repousse le hublot. Repousse la lumière. Et la forme humaine rêve. De fleurs, d'oiseaux, de parfums, de papillons s'élevant pour aller voler toujours plus haut, au-delà du sombre, au-delà du sol froid, au-delà de tout, où vit le soleil.

L'homme gît. L'homme meurt. L'homme compte ses battements de coeur. Un-deux-trois-Le vasistas claque-Quatre-cinq-Les pas s'éloignent-Six...sept-Le sol est tellement froid-Huit-neuf-d...-Il fait trop sombre et j'ai peur-Le souffle me manque. A moi...

 

Paris. 5 juin 1993. Droits réservés.

Paris. 09 novembre 1998. Pinochet est rattrapé par son passé. A quand le tour des autres ? Histoire de faire mouche...

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