Retour au sommaire

La Combe au Loup

 

La combe au loup

Mon arrière grand-mère se fait vieille, très vieille. Il est vrai qu'elle a fêté ses 80 ans il y a déjà bien longtemps. Maintenant, on ne compte plus. Elle passe une grande partie de la journée à côté de la cheminée ; elle somnole ou quelquefois ses bonnes vieilles mains ratatinées tricotent encore d'interminables chaussettes.

D'accord, elle bât un peu la breloque, mais il faut la voir l'hiver, lorsque l'âtre crépite et pétille d'un bon feu et que le vent hurle dans au dehors, déposant des masses de neige fraîche sur le vieux toit de la maison. Il faut la voir se rapprocher des flammes, les genoux craquant sous l'effort et nous regarder d'un air malicieux.

- Mes enfants, si je savais, je vous raconterais bien l'histoire qui est arrivé à un gars du village, il y a déjà bien longtemps. Cette phrase était le signal que nous attendions tous. Mes deux frères, ma sœur et moi attendions ce grand moment avec impatience. Nous savourions avec délice ces histoires qu'elle nous contait, sans se fatiguer, sans se tromper, sans jamais prendre garde aux bouffées d'air froid et chargées de flocons qui pénétraient parfois dans le cœur de la cheminée. Au signal donc, nous approchions tous nos chaises pour demeurer à portée de sa voix et pour suivre dans son regard les sursauts du récit. Il n'y avait personne comme elle pour raconter.

- Il y a déjà bien longtemps, commença-t-elle - vous n'étiez pas nés bien sûr et vos parents non plus - et elle nous lança un petit clin d'œil - l'hiver était bien rude par ici et dans toute la Savoie. Bien plus qu'aujourd'hui car vous n'avez pas connu les grands froids et les murs de neige, mes enfants. Du temps de ma grand-mère, l'hiver durait de novembre à mars et pendant tout ce temps, il neigeait dur et les températures tombaient très bas. La télé bien sûr, n'existait pas, pas plus que la radio, et des cafés, il n'y en avait pas. Ici, au village, les jeunes restaient chez eux les soirs où la neige tombait en quantité. Et lorsqu'ils s'ennuyaient trop, ils se réunissaient chez l'un ou chez l'autre et ils bavardaient, buvaient une goutte, fumaient parfois. Chez les plus pauvres, les vaches et les chèvres dormaient à côté, mais personne n'y accordait d'importance.

Du temps de ma grand-mère, on avait l'habitude de se réunir chez Charles Barrier. Il possédait une maison un peu plus grande que les autres. Il avait une cinquantaine de vaches. Mais c'était un brave type, pas du tout fier et toujours prêt à aider. Pas méchant pour un sou. J'étais toute petite alors, mais ma grand-mère avait l'habitude de m'emmener aux veillées certains soirs. La porte de Charles Barrier était toujours ouverte. Il avait perdu sa femme quelques années plus tôt et n'avait jamais voulu se remarier. Les gens aimaient bien se réunir chez lui. La goutte y était bonne et tout le monde apportait un petit quelque chose à manger. On se racontait des histoires de la vallée, de Saint-Jean, parfois même de Chambéry. On causait et cela aidait à faire passer le temps.

Un soir, et je m'en rappellerai toute ma vie, continua ma grand-mère - il arriva qu'il fit extrêmement froid - la Noël n'était pas loin et les gens s'étaient retrouvés assez nombreux chez Barrier. Je venais d'avoir 6 ans et je comprenais assez bien la vie, même si les adultes parlaient parfois entre eux en chuchotant. Ce soir, j'avais compris qu'il se passait quelque chose car les gens se taisaient en regardant le feu craquer. Même Barrier paraissait tendu, je le revois, les coudes posés sur ses larges cuisses, ses mains frottant sans cesse sa barbe drue. Les reflets du feu sur son visage lui donnaient un air étrange. Je me serrais contre ma grand-mère - elle aussi paraissait soucieuse. Nous étions rassemblés là depuis peut-être deux bonnes heures et l'inquiétude n'avait pas quitté les visages. Les hommes, assis autour de la grande table de noyer, buvaient à petits coups de langue leur gnôle. Serrées près du feu, les femmes, enveloppées dans leur large châle de laine, tricotaient ou cousaient. Chose inhabituelle, elles ne bavardaient pas. De temps à autre, j'en apercevais une qui touchait furtivement la croix de bois attachée par une chaîne à son cou et ses lèvres marmottaient alors une prière inaudible. Je n'allais pas tarder à comprendre.

Dans le silence lourd de la pièce, une grosse voix d'homme s'éleva soudain, rapidement, comme regrettant déjà d'être intervenue.

- Il faudrait peut-être envoyer d'autres hommes. Ca fait déjà 4 heures qu'ils sont partis et on a toujours pas de nouvelles. C'est pas normal. Il faut faire quelque chose. C'était Emile Cuchet, le mari de Simone, celle qui venait de Grenoble. Sa voix avait un peu tremblé ; pourtant, il n'était pas homme à s'émouvoir pour peu. Les hommes étaient nerveux et cela ne rassurait pas les femmes, qui sembla se souder encore plus au coin du feu.

- Il faut attendre encore un peu, Emile. Tu as vu le froid qu'il fait ? Les gars connaissent bien le coin, ils ne se perdront pas avec cette neige. En tout cas, ils ont plus de chances que nous de la retrouver. Je sais que c'est dur, mais il faut être patient. Ils la ramèneront, vivante... Paul Vuilloz, l'instituteur, se tut net. Il avait laissé sa pensée déborder ses paroles.

- Vivante ou morte, tu peux le dire va ! N'aie pas peur ! Tout le monde ici le pense. C'était Mathilde, la mère de Paul. Elle ne craignait pas d'élever la voix pour dire ce qu'elle pensait. Et les visages se fermèrent encore un peu plus. Personne n'intervint plus pendant un long moment ; un moment qui me parut interminable, à moi qui ne savait pas quel drame était en train de se jouer plus en haut, dans la combe de Bellais.

Notre arrière grand-mère sembla émerger d'un rêve. Elle frissonna, nous regarda avant d'ajouter en souriant :

- Celle que vous appelez aujourd'hui la combe aux loups. Vous allez comprendre pourquoi. Et elle se replongea dans le souvenir d'un soir d'hiver plus de 80 ans plus tôt.

- Pendant que je m'amusais avec une vieille poupée de chiffons, innocente, je les voyais bien les autres, qui réfléchissaient. Plus tard, ma grand-mère m'a expliqué et j'ai su que tous, ce soir-là, avaient en tête...

...François et Elise. François était un solide garçon de 22 ans, bel homme, assez grand, courageux et pas du tout bête. Il habitait le village, comme ses parents. Il y a bien longtemps, ses grand-parents étaient arrivés ici, fuyant de lointaines persécutions, dans un pays sans nom, sauvage, qu'ils voulaient oublier vite, s'ils voulaient rester sains d'esprit. Ils avaient atterri là, Dieu seul savait comment - peut-être attirés par ces cimes si blanches, si déchirées, qui leur rappelaient de semblables montagnes dans un pays si lointain... Beaucoup d'histoires couraient sur eux. Ils ne parlaient presque pas, avaient peu d'amis, pas d'ennemis. Ils allaient à la messe tous les dimanche. On les laissait en paix. Un fils était né de leur union : il a grandi au pays et a épousé une fille d'un village proche. C'étaient les parents de François. Celui-ci avait les yeux noirs de ses grand-parents et les mêmes traits un peu perçants. Il était pourtant un garçon comme les autres, amoureux d'Elise.

La jolie Lise n'avait que 17 ans, des yeux verts brillants et des joues bien rouges comme les filles de son pays. Ses lèvres aussi étaient rouges, de la couleur des fraises que les jeunes mangeaient gloutonnement au début de l'été. Ses lèvres qui avaient plu tout de suite à François. Le père de Lise était le plus gros cultivateur du village. Ses récoltes se vendaient à Saint-Jean et ses bêtes se montaient à une centaine de têtes. Célestin Mauriaz. C'était son nom. Il était dur, à ce que racontaient les villageois. Sa femme était morte peu de temps après la naissance d'Elise. Les vilaines langues disaient qu'elle était partie à cause de la sécheresse de son cœur. En tout cas, il avait élevé Elise tout seul, sans se remarier, sans jamais se plaindre. Peut-être n'avait-il pas un si méchant fond... Elise était très jolie et elle ne manquait pas de soupirants, même s'ils restaient toujours discrets, à cause de François. Tous les deux se connaissaient depuis leur enfance. Le père de François avait longtemps travaillé chez Célestin Mauriaz. Ils cultivaient ses champs en plus des siens, pour pouvoir gagner sa vie. Tout le monde croyait que François et Lise se marieraient. Ils étaient bien ensemble ; ils ne dépareillaient pas, affirmaient les gens. Le Célestin, même s'il n'en disait rien à personne, semblait les approuver. Il les avait bien vus ce printemps se chercher des yeux, tressaillir lors de furtifs contacts de leurs mains. Ils avaient même dansé ensemble toute la soirée au grand bal de la Saint-Jean. Tout le monde croyaient qu'ils iraient à la noce.

Puis, il était arrivé quelque chose d'inattendu, d'incroyable : le Célestin avait décidé d'envoyer sa fille, dès septembre, chez une tante à Chambéry, à plus de 60 km de là. Lise, avait-il déclaré, devait connaître une vie plus raffinée et épouser quelqu'un de convenable. François avait cru mourir quand Lise, bouleversée, lui avait appris la nouvelle. Lise, sa chère Lise, allait partir loin d'ici, pour se marier à quelqu'un d'autre, un étranger. Cela lui fut intolérable. Des villageois se souviennent l'avoir vu traverser le village, d'un pas rapide, déterminé, en direction de la maison de Célestin. Il avait demandé la main d'Elise, c'est tout ce que les villageois avaient pu apprendre. Du reste, personne n'en a jamais rien su. De tout ce qu'ils ont pu se dure pendant deux heures. Car Célestin n'était pas un mauvais bougre, même s'il se montrait trop ambitieux pour sa fille. Il avait écouté François, quoi que celui-ci ait pu lui dire. On raconte encore que François était sorti sans regarder personne, sans répondre aux saluts. Il était très pâle, mais ne paraissait pas en colère.

Pendant la semaine qui a suivi, les deux jeunes gens ne sont pas quittés, tout le temps qui leur restait après le travail des champs et les travaux d'intérieur pour Elise. Le père n'a pas cherché à les séparer. Lise était pâle, mais ses yeux brillaient. Elle croyait peut-être que tout n'était pas perdu, qu'elle reviendrait pour la Noël et que d'ici là, elle fléchirait son père. Le lundi suivant, Lise a embrassé François sur les deux joues. Elle pleurait doucement. François était livide, il tremblait doucement et il a serré Lise très fort dans ses bras. Puis, elle est montée dans la carriole que conduisait son père et ils sont partis sans dire un mot vers la gare. François les a regardés partir - toujours silencieux - et quand la carriole a disparu de sa vue, après que Lise se soit retournée une dernière fois, il est parti en direction de la combe de Bellais. Personne ne l'a plus revu vivant. Ils l'ont trouvé au pied de la combe, au fond d'un ravin. Il avait dû chuter ; la pluie de fin d'été avait rendu glissant les chemins. Il souriant dans sa mort quand ils l'ont ramené. Son visage était blanc, mais apaisé, étonnamment détendu, beau.

Le Célestin a refusé de se rendre à son enterrement, mais depuis il n'est presque plus sorti de chez lui. Il a vieilli, ses cheveux, de gris sont devenus blancs d'un seul coup et il s'est mis à parler à ses animaux. Le malheur est vraiment arrivé lorsque Lise est revenue de Chambéry pour la Noël. Elle n'avait pas reçu le courrier de son père, mais sa tante lui avait donné la permission de partir. Elle était accompagnée d'une petite bonne, une femme d'une trentaine d'années. Elle avait mûri en quelques mois et embelli. Son visage s'était affirmé, ses yeux assombris au profit de plus de beauté. Tout s'est passé très vite. En arrivant chez son père, elle l'avait trouvé assis, vieilli, rongé de questions, gris, presque las de vivre. Quand elle avait appris que son François était mort, elle avait gémi et s'était évanoui dans les bras de sa petite bonne. L'après-midi, il avait commencé à neiger, plus fort que les hivers précédents. Le thermomètre était tombé très bas et la petite bonne frissonnait de froid. Elise était couchée, muette de souffrance, se souvenant des années d'enfance avec François, de leur amour et de leur premier baiser. Les larmes brillaient sur ses joues, son nez, sa bouche. Son front était brûlant de fièvre.

Le malheur est arrivé en fin d'après-midi. Le père somnolait dans la cuisine - il somnolait souvent depuis la mort de François - et la petite bonne était partie chercher le médecin du village. Elise s'était levée, brûlante et grelottant de froid. Elle était passée devant son père sans le réveiller, l'avait embrassé doucement. Puis elle avait pris son manteau et était partie dans la nuit naissante, dans la neige fraîchement installée et le froid intense. Certaines personnes ont vu une silhouette partir vers la combe de Bellais, mais il y avait peu de monde dehors et les gens se pressaient. Toujours est-il que la petite bonne, une fois rentrée et ne trouvant pas Elise dans son lit, avait vite réveillé le père, qui devint immédiatement livide. Il marmonna quelque chose d'incompréhensible et éclata en sanglots. Une heure environ après le départ de Lise, deux hommes partaient en direction de la combe. Célestin avait voulu les accompagner, mais on l'en avait empêché. Il se faisait vieux et la combe était un endroit dangereux et traître. Autrefois les loups s'y aventuraient, les nuits de grand froid, quand aucun être humain ne rôdait dans le coin.

Depuis que les deux hommes étaient partis, les nuages s'étaient ressoudés et la neige menaçait de nouveau. L'attente était difficile et les femmes poussaient de petits soupirs, sans oser parler. Les hommes trituraient leur verre nerveusement. Puis soudain, sans frapper, un homme pénétra en force dans la pièce. Ses bottes étaient couvertes de neige fraîche et son visage plein de gel. Il ne prit pas la peine de saluer et sans reprendre son souffle, cria plus qu'il ne parla !

- Ils sont là, ils l'ont trouvé. Ils sont chez le Célestin. Les hommes se levèrent rapidement et bruyamment, mais l'instituteur éleva la voix : - Allons chez Célestin, mais calmement. Dès que le groupe arriva à proximité de la maison, ils surent que c'était fini pour Elise. Un petit attroupement bloquait l'entrée de la porte. Beaucoup pleuraient - même des hommes - ils avaient ôté " leur chapeau malgré le froid et attendaient d'entrer. Le vieil homme - devenu vieillard e, un soir - était affalé sur la table. Il n'avait plus la force de pleurer. Devant lui, on avait posé Elise - morte - enroulée dans son manteau. Sa peau était blanche, recouverte d'une mince pellicule de neige. Elle semblait sereine, presque heureuse. Les deux hommes l'avaient trouvé au pied de la combe, couchée, non loin de l'endroit où on avait trouvé François. Elle avait été emportée par le froid, sans avoir pu aller très loin. Une chose étrange, a-t-on appris par la suite, était arrivée aux deux hommes. Lorsqu'ils étaient arrivés près du corps, ils avaient entendu le hurlement d'un loup. Ils s'étaient dirigés vers le cri et avaient trouvé la bête, qui semblait monter la garde près d'Elise. C'était un splendide loup gris des montagnes. Un jeune animal vigoureux et sans peur. Les deux hommes avaient pointé sur lui leur fusil, mais c'était inutile. Il ne voulait pas les attaquer. Le loup les regarda, les yeux brillants, le poil luisant et parsemé de plaques de neige... Il hurla à la nuit, huma une dernière fois la morte qui se tenait allongée devant ses pattes puis disparut rapidement. L'un des deux hommes voulut tirer - sa peau lui aurait rapporté de l'argent - mais l'autre l'en empêcha, sans trop savoir pourquoi. Ils ramassèrent Elise et ramenèrent le corps au village.

Célestin ne dit plus un mot à partir du moment où il enterra sa chère Elise, son unique enfant. Il s'enferma chez lui, ne vit plus personne et mourut cinq ans plus tard, dans une grande solitude. En finissant son récit, notre arrière-grand-mère soupira sans lâcher des yeux le feu.

- Je l'ai aperçu une fois Célestin, lorsqu'ils l'ont emmené de chez lui pour l'enterrer. Je garderai toujours en mémoire son visage - très calme - tellement différent de celui qu'il nous avait montré les derniers temps de sa vie. Quant au loup, personne ne l'a plus jamais revu. On se demande si les deux gars ne l'ont pas inventé. Puis elle se détourna du feu et redevenant une petite vieille ratatinée, elle nous demanda de la laisser se reposer. Il se faisait déjà bien tard...

1992 - DR -

Envoyer vos impressions à i.vulliard@libertysuf.fr

 

Retour au sommaire