COMMENT LA VIE CONTINUE APRÈS LA MORT

- AU PAYS DES MORTS VIVANTS -

par Prentiss Tucker

Chapitres Un à Six

PRÉFACE

Un "Roman" se prête toujours à de nombreuses combinaisons aussi le jeune Américain Prentiss Tucker n'a-t-il pas hésité à présenter le récit de ses expériences sous cette forme.

Son livre n'est pas un roman initiatique complet comme par exemple le "Roland d'Oxford", le "Roman de la Rose", "Parsifal"; de la science ésotérique il ne donne qu'un léger aperçu en un sens clair, et davantage en un sens caché dont le lecteur devra trouver la clé s'il veut connaître le véritable "Secret de Marjorie".

L'oeuvre de Prentiss Tucker n'est pas récente puisqu'il s'agit d'un récit en rapport avec la Première Guerre Mondiale. L'auteur en son récit très fortement romancé ne dévoile qu'une petite partie des immenses possibilités offertes à tous ceux qui veulent cultiver leurs facultés supra-sensibles, notamment s'ils sont guidés par un "Frère Aîné" - un vrai Rose-Croix - comme ce fut le cas pour lui-même.

Le but de ce livre est d'éveiller chez le lecteur le désir d'en savoir davantage sur "la vie après la mort".

TABLE DES MATIÈRES

Chapitre I - UNE VISITE SUR LES PLANS INVISIBLES - pages 9 à 29
Chapitre II - L'EXPÉRIENCE DU SERGENT - pages 31 à 51
Chapitre III - UNE ENVOLÉE DE L'AME - pages 53 à 70
Chapitre IV - DE RETOUR SUR LA TERRE - UNE JOLIE INFIRMIÈRE - pages 71 à 91
Chapitre V - LE "FRÈRE AïNÉ" EN CHAIR ET EN OS - pages 93 à 108
Chapitre VI - LES IDÉES D'UN SOLDAT AMÉRICAIN SUR LA RELIGION - pages 109 à 130
Chapitre VII - COMMENT LE "FRÈRE AïNÉ" AIDA UN SOLDAT QUI VENAIT DE MOURIR à CONSOLER SA MÈRE - pages 131 à 149
Chapitre VIII - ÉTUDE D'AURAS - pages 151 à 161
Chapitre IX - UNE EXPÉRIENCE AVEC LES ESPRITS DE LA NATURE - page 163 à 175
Chapitre X - CHAGRIN D'AMOUR - pages 177 à 192
Chapitre XI - LA LUMIÈRE REVENUE - pages 193 à 203

CHAPITRE I - UNE VISITE SUR LES PLANS INVISIBLES - pages 17 à 29

Ces pages doivent leur raison d'être à l'explosion d'un obus germanique, de fort calibre.

Rien n'arrive sans cause. Nous pourrions dire que cette histoire commença en Allemagne lorsque Gretchen Hammerstein, guidée par la haine qu'elle vouait aux Américains, mit la dernière main à un obus de gros calibre. Nous pourrions suivre les différents évènements qui, résultant tous de nombreuses circonstances, contribuèrent à faire parvenir cet obus particulier sur le front Allemand, à ce moment précis et juste à cette place. Mais il faudrait beaucoup de patience pour étudier cette suite de faits.

Nous commençons donc le récit des évènements lorsque cet obus éclata dans les tranchées américaines. Il y répandit non seulement la mort mais aussi la haine que Gretchen Hammerstein y avait incorporée.

Jimmie Westman, accoudé au parapet de la tranchée proche des lignes allemandes, regardait par la meurtrière parfaitement camouflée d'où l'on découvrait les destructions effroyables et lugubres du "no man's land"; cette surveillance permettait de se garder de toute attaque par surprise. L'obus explosa à quelques pas de lui, vers l'arrière, mais Jimmie ne s'en rendit pas compte. Il se passa un long moment avant qu'il ne reprit connaissance avec la conscience de ce qui lui était arrivé, et les faits narrés ici sont justement ceux qui survinrent entre la déflagration, et le moment précis où le jeune homme put reconstituer la scène. Ces évènements remarquables produisirent une forte impression sur Jimmie, et changèrent complètement sa façon d'envisager la vie.

Comme précisé, il s'écoula un long moment avant que Jimmie reprenne conscience après l'explosion. Ce coma s'étendit pratiquement sur trois jours, laps de temps qui nous permet de connaître un peu sa vie et son histoire.

Les parents de Jimmie, sans être riches, vivaient dans l'aisance et lui avaient donné une bonne éducation. Lorsque la guerre éclata, il faisait ses études de médecine. Toutefois il passait plus de temps qu'il n'aurait dû à la pratique des sports.

Cependant Jimmie était bien le type du jeune Américain honnête, droit, mais quelque peu insouciant, quoique préparant soigneusement son avenir, anxieux de parvenir tout aussi bien dans ses études que dans les sports et admirateur des athlètes en renom de l'université qu'il fréquentait.

Il s'était cependant engagé dans l'étude de la médecine, partiellement engagé devrions-nous dire, et il était vraiment profondément intéressé par cette profession bien que ses connaissances en la matière n'aient pas encore été très étendues. Il s'était quelque peu pénétré de l'esprit scientifique des professeurs dont il avait suivi les cours, ce qui l'avait rendu légèrement sceptique, et cela attristait un peu sa mère. Celle-ci savait, toutefois, que l'éducation première qu'elle lui avait donnée était profondément ancrée en lui et que le scepticisme scientifique de son entourage ne pouvait qu'effleurer les sentiments de sa prime jeunesse.

Jimmie avait une âme qui scrutait les choses et s'il réfutait aisément les erreurs entendues du haut de la chaire, au temple, il jugeait bien faibles aussi dans leur raisonnement et manquant de force, les objections avancées par les étudiants et docteurs, ses camarades. Il savait se tenir entre ces deux influences, libre, et ne se soumettant ni à l'une, ni à l'autre, bien qu'au fond de son coeur, il soit demeuré très religieux, comme le sont de très nombreuses personnes qui ont cette chance.

La guerre de 1914-1918 éclata avant les examens de sa première année d'études, et lorsqu'il revint chez ses parents, tout le pays était en effervescence. Les gens perspicaces prévoyaient que les Etats-Unis seraient entraînés dans la guerre. Jimmie commença à réfléchir et à approfondir la situation actuelle du monde, et lorsqu'il reprit ses études à l'automne, ce fut avec la ferme conviction qu'un jour ou l'autre, les Etats-Unis prendraient part à la guerre, et qu'il y participerait nécessairement. A ce moment, personne ne prévoyait le nombre insuffisant de docteurs en médecine, et Jimmie, ayant la conviction que cette guerre était une guerre loyale et que son devoir était d'y prendre part, même si son pays hésitait, s'engagea la deuxième année chez les Canadiens. Il rendit à ses parents une courte visite, durant laquelle lui échut la tâche la plus dure qu'il eût jamais entreprise, celle de les convaincre. Il y parvint.

C'est pendant le court séjour qu'il fit à cette occasion auprès des siens qu'il apprit la mort d'une jeune fille, une amie d'enfance. Il avait grandi en sa compagnie et sa disparition effaçait un rêve qu'il avait formé dans son esprit, et à la réalisation duquel il avait inconsciemment travaillé.

Il s'enrôla donc et fut bientôt pris dans le tourbillon intense de la guerre.

Lorsque les Etats-Unis arrivèrent à la rescousse, il était reconnu vétéran et, en dépit de son jeune âge, son expérience était grande; aussi obtint-il son transfert des troupes canadiennes dans celles de son propre pays où il fut accueilli avec enthousiasme. Lors de l'explosion dans la tranchée, il était sous-lieutenant, avec de grandes chances d'avancement.

Jimmie n'avait pas entendu venir l'obus et ne savait pas qu'il avait éclaté, aussi se trouva-t-il plus que surpris de se retrouver dans un endroit du pays qu'il ne connaissait pas. C'était une vaste étendue de prairie légèrement vallonnée, et il s'y promenait tout à son aise, comme s'il avait tout le temps voulu à sa disposition. Tout en se promenant il se posait tout de même quelques questions car il savait qu'à l'heure même, il aurait dû se tenir à son poste dans la tranchée. Les choses lui paraissaient si différentes mais, de toute manière, il ne comprenait plus rien.

Il lui semblait se mouvoir très aisément, beaucoup plus qu'à l'habitude, car la boue des tranchées adhérait terriblement aux bottes et rendait parfois bien difficile le simple fait de poser un pied devant l'autre. A présent, il se déplaçait sans effort, mais ne savait pas d'où il venait et où il allait.

La tranchée n'était pas en vue, ou tout au moins ne l'était plus, mais il marchait si aisément que celui lui importait peu, car il la retrouverait sans aucun doute, bien que sa connaissance du français fut assez limitée.

Dieu merci! Il n'était pas au-delà des lignes ennemies.

Et pourtant! s'il s'était éloigné inconsciemment, pourquoi ne se retrouverait-il pas chez les Allemands?

Son esprit devenait plus lucide petit à petit et il lui semblait sortir d'un long et profond sommeil.

Cependant, s'il s'était endormi, comment se faisait-il qu'aucun de ses hommes ne l'eût réveillé avant cette soudaine avance?

Par le ciel! Où donc était la tranchée? Où se trouvaient les camps, les boyaux de communication, les routes, tout ce réseau compliqué du front? Et ce pré, si agréablement vallonné, où se situait-il?

La ligne de feu avait dû être avancée et lui, certainement abandonné à l'arrière dans son sommeil. C'était l'évidence même, car si elle eût été reculée, les Allemands se seraient bien chargés de l'éveiller au moment où ils auraient occupé la tranchée. Bien sûr, sa compagnie avait pris de l'avance, et lui, somnolent, s'était sans doute inconsciemment dirigé vers cet endroit.

Il ne parvenait pas à se rappeler avoir quitté son poste d'observation devant l'ouverture camouflée; ce n'était pourtant qu'un détail. L'essentiel était à présent de retrouver et de rallier le poste de commandement. Il était certain de le rejoindre facilement, car à l'aide du soleil, il savait parfaitement se diriger.

Involontairement, il leva la tête; le soleil n'était pas visible bien qu'il fit grand jour et qu'il n'y eût pas de brouillard apparent.

Jamais auparavant, en France, il n'avait vu une aussi grande étendue de terre sans trace humaine. Il y avait des villes, des hameaux et des fermes, ou bien l'affreuse désolation que l'ennemi laissait sur son passage, mais cette plaine ne présentait ni l'un ni l'autre de ces aspects. C'était à vrai dire une prairie immense, comme on n'en voit peu en France. Avec un bon nombre de tracteurs, la famine, cet épouvantail, disparaîtrait, car l'étendue en était assez vaste pour que l'on puisse y cultiver de quoi nourrir tout un royaume.

Mais le temps passait et Jimmie devait se hâter et trouver une raison plausible expliquant son absence, car le capitaine, plutôt strict envers ses hommes, n'aurait certes pas admis que le somnambulisme fût une raison suffisante pour motiver l'éloignement du poste et du devoir.

- Pourquoi ne glissez-vous pas?

- Que voulez-vous dire par...glisser?

Il se retourna, afin de voir qui lui parlait en ces termes, car il n'avait pas entendu marcher et se croyait seul. Il vit une jeune fille marchant à ses côtés, ou du moins se déplacer à ses côtés car, apparemment, elle ne marchait pas de la manière usuelle. Il la connaissait très bien, et en la reconnaissant, Jimmie se sentit pâlir, car cette jeune fille était son amie d'enfance. On lui avait pourtant annoncé son décès, lors de sa visite chez ses parents, avant de s'enrôler. Probablement avait-il été mal informé. Il la regarda, s'écarta un peu, embarrassé, ne sachant que dire ni que faire. Il se pourrait qu'elle ne fût pas morte; sans doute avait-elle été envoyée dans un asile d'aliénés et était venue en France par erreur; toutefois, il ne comprenait pas son langage bizarre lorsqu'elle lui disait de glisser.

De nouveau, il la contempla. Et vraiment, elle était en train de glisser! Etait-il devenu fou?

Un joyeux éclat de rire interrompit sa stupéfaction. C'était un rire gai, chaleureux, le rire d'autrefois de la jeune fille qu'il avait si bien connue.

Et elle riait aux éclats! Il en était tout désorienté. Qui donc dans un pareil cas ne le serait pas?

A certains moments, les pensées vous traversent l'esprit avec une rapidité extrême, et les pensées évoquées ici semblent mettre du temps pour se manifester, alors qu'en réalité elles étaient presque instantanées, et pourtant leur séquence était logique et elles paraissaient raisonnables et pondérées à Jimmie.

Elle riait aux éclats! Les revenants ne rient pas, cela ne s'est jamais vu. Tout le monde sait que les esprits ne rient pas. Et elle lui parlait de glisser. Cela prouvait qu'elle était folle à enfermer dans un asile, et de nouveau il regarda ses pieds; effectivement, elle glissait! Tout au moins elle ne marchait pas, en posant un pied devant l'autre. Non, elle glissait, et riait de tout son coeur.

Généralement les revenants sont tristes, sombres, recherchent l'obscurité, les cimetières à minuit, le mystère et les gens craintifs. Or, en voici un, si réellement elle était un fantôme, qui contemplait Jimmie de son beau visage heureux, joyeux et franc, simplement amusé de son étonnement!

C'était bien la même jeune fille qu'il avait courtisée. N'avait-il pas eu l'idée d'en faire sa femme, dès son entrée dans la vie professionnelle? Sans doute tout ceci n'était qu'un rêve. Jimmie était venu en France pour combattre le Kaiser, libérer le monde au nom de la démocratie.

Et cette jeune personne qui riait de lui. Comment une telle erreur s'était-elle produite? On lui avait affirmé catégoriquement sa disparition. Il se voyait contraint pourtant de reconnaître cette erreur et de croire à l'évidence de ce qu'il voyait.

Cette chère présence! Il la voit si jolie maintenant. Elle l'était déjà précédemment, belle même, mais là vraiment, elle est radieuse. Voilà qu'à présent, elle marchait d'un petit pas dansant difficile à décrire, tant il était "aérien"!

Elle allait, légère, se tournant à demi vers lui, de temps à autre, et riant si naturellement qu'il se mit à rire aussi. L'aventure, pourtant, paraissait chose très sérieuse, mais avec une telle joie autour de lui, et une si jolie fille riant de ses gaucheries, il ne pouvait réellement pas imaginer que l'ennemi fût si proche et qu'il fût au milieu de circonstances si tragiques.

Instantanément, elle devint sérieuse comme si elle avait deviné sa pensée.

- Excusez-moi, Jimmie, mais je ne pouvais m'empêcher de m'amuser. Vous paraissiez si troublé.

- Evidemment, je suis désorienté. Comment êtes-vous venue ici en France? Et pourquoi m'ont-ils dit que vous étiez...partie? Il prononça ce dernier mot faiblement.

Elle répondit à son embarras par un sourire léger.

- N'ayez pas peur de dire le mot, Jimmie.

Mais il lui en coûtait de le prononcer et il poursuivit:

- Comment êtes-vous ici?

- J'ai été envoyée vers vous.

- Ecoutez-moi, Marjorie, ne vous moquez point. Comment êtes-vous ici en France?

- Réellement, Jimmie, je ne vous trompe pas. J'ai été envoyée vers vous, mais parce que j'en ai fait la demande. Les autres sont si occupés, et il n'y a pas beaucoup de choses que je puisse faire, mais je savais que je pourrais vous aider, que vous seriez heureux de me voir, en sorte que j'ai obtenu ma permission du Frère Aîné; il est toujours si aimable pour moi.

En entendant ces propos, la théorie de l'asile d'aliénés lui revint à la mémoire, avec cet argument que le "Frère Aîné" devait être l'un des docteurs. Cependant, elle ne paraissait pas du tout avoir le langage d'une folle. Elle était radieusement belle maintenant, beaucoup plus belle encore qu'autrefois; d'autre part, ses paroles étaient raisonnables. Mais qui pouvait bien être ce "Frère Aîné"? Elle était fille unique. A n'en point douter, c'était le docteur.

Un jour, accompagné d'amis, il avait visité un asile d'aliénés et avait remarqué qu'aucune des femmes n'était belle. Même si l'une d'entre elles eût été jolie, l'expression des yeux amoindrissait la beauté physique. Mais cette jeune fille, dansant, glissant, si légère, à ses côtés, avec ses yeux bleus et sa chevelure blonde, était extrêmement troublante, éblouissante, sans la moindre trace de ce regard fixe ou sans expression qu'ont les folles, et dont la vue est si pénible.

De plus, elle pouvait glisser! Ah! il avait oublié cela. Elle glissait! Comment diantre peut-on glisser sans avoir de patins?

- C'est facile de glisser, et vous le pouvez aussi.

- Moi! Comment pouvez-vous savoir ce que je pense?

- Mais par votre aura.

- Vous dites?

- Je dis: votre aura. Ne savez-vous pas que vous avez une aura?

- Je n'en ai jamais entendu parler précédemment. J'ai obtenu une médaille de tir, mais je n'ai jamais reçu de qui que ce soit ce que vous appelez une aura, et je sais que je n'en ai point avec moi.

Elle dansait devant lui, glissant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, le charmant de son regard, plaisantant sans cesse, avec une gaieté si folle qu'elle en resta muette quelques instants. Jimmie ne comprenait rien à cette joie, mais Marjorie semblait tellement heureuse et si attrayante qu'il lui prit la main. Ils se mirent à danser, riant tous deux d'une joie dont le motif lui échappait.

Mais il en oubliait tout!

Avec ces circonstances troublantes, il devrait être à bout de forces. Depuis l'intense et récent bombardement commencé il y a plusieurs jours, la fatigue ne l'avait pas quitté; or, voilà que malgré cela, il se mettait à danser avec cette jolie fille, comme s'il était lui-même frais et dispos. Mais il se sentit fatigué brusquement, terriblement fatigué; cela prouvait combien puissante peut être la pensée sur la matière, à tel point qu'en un instant il avait totalement oublié sa fatigue, tout à la joie de retrouver cette ancienne amitié. Mais maintenant, il se sentait las et marchait péniblement.

Elle retira sa main et, le grondant lui dit:

- Mais vous n'êtes pas fatigué! Seulement, vous pensez que vous l'êtes. Alors, maintenant, pensez que vous n'êtes pas fatigué!

- Je ne puis pas, Marjorie! réellement, je suis terriblement fatigué. Je n'ai pas dormi durant deux nuits, pendant lesquelles je n'ai fait que patauger dans la boue. Vous voyez, Marjorie, il est bien difficile de vivre ainsi pendant trois jours et de ne pas sentir de lassitude.

- Mais, Jimmie vous savez pourtant qu'au début, lorsque dans votre promenade vous vous êtes étonné de la manière dont j'étais arrivée ici, vous n'étiez pas fatigué car vous n'y pensiez pas; mais maintenant, parce que vous pensez que vous devriez être fatigué, et bien vous êtes fatigué. Allons, asseyons-nous un peu.

- Prenez garde, il fait humide ici. Vous pourriez attraper un froid mortel!

Elle se mit à rire.

- Non, je ne mourrai pas de froid, il fait très sec ici! D'ailleurs, voyez comme la terre est desséchée; et puis, je ne peux mourir de froid, et pour cause! C'est ce que je venais vous annoncer, maintenant je ne sait plus comment vous dire cela, Jimmie.

Il regarda par terre; comme elle l'avait affirmé, le sol était parfaitement sec.

- Eh bien, asseyons-nous, mais rappelez-vous que je dois repartir au plus tôt et ne puis m'arrêter qu'un instant. Mais qu'avez-vous à m'annoncer? Et pourquoi ne pouvez-vous me le dire? Vous êtes toujours franche dans votre conversation, Marjorie, que voulez-vous me dire?

- Oh! Jimmie, c'est très difficile. Vous ne me croirez pas.

- Si, Marjorie, je croirai tout ce que vous me direz. Mais depuis ce matin, il m'arrive des choses étranges que je ne puis comprendre. Comment êtes-vous ici?

- Je vous l'ai déjà dit. Je suis envoyée sur ma demande avec le désir de vous venir en aide. A présent, je ne sais comment vous dire...

- Qui vous a envoyée, Marjorie?

- Le Frère Aîné. Oh! Il est si bon pour moi!

- Qui est le Frère Aîné, est-ce...un docteur?

Marjorie sourit, un peu tristement, mais avec douceur.

- Souvenez-vous de votre impression, lorsque je vous adressais la parole et que vous vous retourniez pour voir qui vous suivait?

- Oui, je me souviens, Mais...mais...vous semblez ignorer l'événement qui a surgi et dont on m'a averti.

- Oh! si, je le connais. J'était là lorsqu'on vous a dit que j'était...j'étais...morte.

- Effectivement. C'est exactement ce que l'on m'apprit et j'en eus la conviction, tout le monde me l'affirmait, d'autant plus que je vins sur la tombe.

- Oui, cher Jimmie, je sais tout. J'étais présente, j'entendis tout. Je vous ai vu sortir dans la nuit, parcourir notre vieux chemin de campagne, et je vous ai vu pleurer, gémir, vous croyant seul. Oui, je sais tout cela, car j'étais présente.

- Vous étiez là!

- Oui, Jimmie, mon cher, cher ami. J'étais là, je vis votre douleur, je vous entourai de mes bras, essayant de vous consoler. J'étais là. C'était vrai, ce qu'on vous avait dit, c'était bien vrai.

- Vous étiez...vous êtes...?

- Oui, cher ami. J'étais, je suis morte. Là! je puis bien le dire, maintenant. Elle souriait à travers ses larmes car elle s'était mise à pleurer.

- Oui, je dois employer ce mot détestable bien qu'il soit inexact, Jimmie, inexact. Nous ne mourrons jamais. Ni vous ni moi ne sommes morts. Nous sommes tous les deux beaucoup plus vivants que nous ne l'étions précédemment car nous avons avancé d'un pas vers la grande Source de vie et d'amour. Je sais que c'est la vérité, car c'est le Frère Aîné qui me l'a dit. Il est si noble, si bon et il sait toutes choses. Il vous connaît, Jimmie, vous et tout ce qui vous concerne, car il vous aime vous aussi. Je savais que je pouvais vous aider, et j'ai la permission de vous dire beaucoup plus de choses qu'il n'en est révélé à la plupart des soldats, car vous êtes plus apte à comprendre. Je sais que vous croirez ce que je vous dis, parce que le Frère Aîné me l'a affirmé. Oh! cher Jimmie, il est inutile de vous chagriner à ce sujet, car à présent vous serez à même d'accomplir de bien plus grands travaux dès que vous serez instruit sur la guerre et sur d'autres choses, ainsi que sur le Maître.

A ce moment, la voix de la jeune fille devint plus respectueuse, son expression changea, embellissant encore son charmant visage.

- Oui, on vous renseignera sur le Maître, sur ce que l'on peut faire pour Lui, et peut-être, si vous travaillez ferme pour Lui, Jimmie, il se peut qu'un jour vous puissiez Le voir. Je L'ai vu, ajouta-t-elle avec fierté, je L'ai vu, de loin, et je crois qu'Il m'a regardée, et je me sentis tellement heureuse que, pendant tout un temps, je n'ai cessé de rire et de chanter de joie. Mais c'était avant que l'on me permette de faire un travail quelconque en rapport avec la guerre. On me déclara tout d'abord que les conditions étaient trop terribles pour moi et qu'il me fallait, avant de venir en aide aux autres, attendre d'être plus forte moi-même. Mais depuis lors, on me permet d'aider spécialement les enfants. J'aime tant recevoir ces petits êtres lorsqu'ils arrivent ici terrifiés, épouvantés. Je les calme, les endors, les soigne jusqu'à ce qu'ils comprennent qu'ils sont entourés d'amour de ce côté-ci et non pas cette terrible haine qui a envahi cette pauvre Belgique. J'ai tellement pitié de ces pauvres chers petits! Depuis lors, je les aide ainsi.

Jusqu'au moment où la jeune fille prononça devant lui le mot "aura" Jimmie n'avait pas connaissance de la signification de ce mot, mais maintenant, il voyait Marjorie entourée d'un nuage rayonnant d'une lumière radieuse dont elle semblait inconsciente, mais dont elle était le centre, et qui la rendait encore plus belle. Jimmie recula légèrement, se sentant indigne d'être si proche de l'un des Saints de Dieu.

- Depuis le début de ce travail, j'ai très peu dansé, continua Marjorie, pas autant qu'aujourd'hui, car je suis si heureuse de vous voir et d'avoir reçu la permission de vous aider! C'est la première fois que l'on me permet d'aller à la rencontre d'un soldat arrivé de ce côté-ci, car parfois, la chose est dangereuse. Cela nécessite une grande force, de la sagesse, que je n'ai pas, mais je possède une chose qui compte beaucoup plus, beaucoup plus. Elle se détourna, murmura quelques mots pour elle-même et Jimmie crut cependant comprendre:

-J'ai l'Amour.

-Oh, Marjorie! voulez-vous dire que je suis...ce que nous venons de dire?

- En effet, Jimmie, vous l'êtes, mais que cela ne vous contrarie pas, c'est réellement un avantage. Il y a plus d'une raison prouvant combien c'est une grande chose que d'être ici. Je vais vous en expliquer quelques-unes. Mais c'est heureux pour vous, car voici le Frère Aîné qui vient à votre rencontre.

- Je ne désire connaître aucun des Frères Aînés, Marjorie. Je désire continuer à converser avec vous.

Il se rapprocha d'elle, et lui toucha la main.

- Si je suis mort, alors vous l'êtes aussi, ainsi nous n'avons tous deux aucun avantage. Ce dont je suis certain, c'est que vous ne me semblez nullement morte, et je ne me sens pas mort du tout. En tout cas, je n'y comprends rien.



CHAPITRE II - L'EXPÉRIENCE DU SERGENT - pages 31 à 51

- Jimmie, voici le Frère Aîné. Oh! je suis si heureuse, car s'il vient c'est parce qu'il désire vous parler lui-même.

- Fort bien, mais je ne tiens pas tellement à sa présence. C'est à vous que je désire parler.

- Le voici!

Jimmie se retourna sur un geste de Marjorie, et il vit devant lui un homme d'âge moyen, même un peu plus, grand, droit, et dont l'aspect inspirait un sentiment de respect, de vénération, preuve évidente d'un grand pouvoir. Ce personnage salua légèrement, tandis que Marjorie et Jimmie se mettaient debout.

- Je vous connais très bien, Mr. Westman, affirma-t-il, surtout grâce à votre amie ici présente. Prononçant ces paroles, il caressa affectueusement les boucles de Marjorie.

- Je l'ai envoyée à votre rencontre, tout d'abord, mais il ne faut pas trop présumer de ses forces. Je désire que vous m'accompagniez pendant quelque temps, puis vous pourrez parler avec elle plus longuement.

Le ton, les manières du nouveau venu avaient un tel air d'autorité paisible, que Jimmie n'eut pas un seul instant l'idée de protester. Il répondit simplement au gracieux geste d'adieu de Marjorie, et accompagna l'homme que la jeune fille nommait le "Frère Aîné".

Ils marchèrent quelque temps en silence, silence que Jimmie respecta, car, d'une manière qu'il n'aurait su expliquer, il sentait que cet homme était dans ce pays un personnage important; il résolut donc de se taire jusqu'au moment où l'homme reprendrait le fil de la conversation.

Ils parcoururent ainsi une certaine distance en marchant lentement avant de prononcer une parole. Jimmie avait jeté un coup d'oeil furtif pour essayer de revoir Marjorie, mais à sa grande surprise, il ne l'aperçut pas, bien que certain de pouvoir discerner qui que ce fût, à plusieurs kilomètres dans toutes les directions.

- Vous vous êtes bien reposé, déclara finalement son compagnon, et ce ne sera pas trop exiger de vous, que de vous décrire brièvement certains des devoirs dont le privilège vous incombera au cours de cette nouvelle vie où vous entrez. Mais, avant cela, je vais vous montrer quelque peu ce qui est arrivé et arrivera; et aussitôt que vous serez prêt à recevoir d'autres informations, je vous expliquerai pourquoi fut permise cette guerre mondiale, et de quelle façon votre aide pourra être utilisée.

- Ici, les conditions d'existence sont légèrement différentes de celles auxquelles vous avez été habitué, et je désire attirer votre attention sur un point que Marjorie n'a fait qu'effleurer, c'est le mode de locomotion. Il n'est plus nécessaire que vous marchiez comme précédemment; il est bien plus pratique et plus rapide d'avancer par le moyen que vous a suggéré Marjorie: c'est-à-dire, glisser. Nous nous mouvons tous par ce moyen. Il ne demande qu'un léger effort de volonté; notre déplacement est plus rapide que la marche, elle-même plus rapide que l'action de se traîner sur les genoux et sur les mains. Il n'y a pour ainsi dire aucune limite à la vitesse du glissement, et sans lui, il nous serait impossible d'accomplir tout le travail qui doit se faire en ces temps si difficiles. Essayez donc.

A ces mots, il se mit à glisser tout comme Marjorie. Alors, Jimmie fit l'effort conseillé, et à sa surprise, il s'aperçut qu'il pouvait évoluer comme sur la glace, seulement, le mouvement ne dépendait que de sa volonté et ne nécessitait aucun exercice physique. L'acquisition de ce pouvoir le réjouissait comme un enfant et il se mit à glisser en patinant, pour tracer la figure bien connue du 8, et d'autres encore, avant de se remettre aux côtés de sa nouvelle connaissance.

Chez l'homme, le caractère de l'enfant qu'il a été est longtemps perceptible, et inversement, chez l'enfant, le caractère de l'homme est déjà tracé; aussi, Jimmie était-il franchement plus absorbé et intéressé par les possibilités de glisser, et par le fait qu'il eut repris sa place auprès du Frère Aîné sans être essoufflé, que par l'événement terrible qui l'avait envoyé dans l'au-delà, la "Grande Séparation"; se souvenait-il bien, en cet instant, qu'il était occupé à apprendre les conditions "d'existence après la mort"?

Par respect pour son guide, il s'arrêta, un peu gêné de son enthousiasme, et fit indirectement des excuses.

- Cette façon de glisser est tout à fait nouvelle pour moi, il me semble pourtant que c'est ce que j'ai toujours désiré faire. J'ai toujours rêvé cela; maintenant que je puis le faire, il me semble que j'y suis accoutumé depuis longtemps.

- Vous ne vous trompez pas, c'est une faculté ancienne et familière.

- Il se peut que la patinage me facilite ce geste et me le rende familier.

- Non. Cela vous est naturel pour la raison que vous le faites souvent et que vous y êtes vraiment habitué. Pendant votre sommeil, vous étiez constamment de ce côté-ci, mais vous n'en étiez pas conscient alors, et pourtant, vous saviez en partie ce que vous aviez fait, bien que vous n'ayez pas été capable d'en ramener le souvenir avec vous, à votre réveil.

- Ah! c'est formidable!

- C'est un réel perfectionnement de la marche, n'est-ce-pas?

- En effet, je suis de votre avis. Je l'enseignerai à mes hommes lorsque je retournerai.

A ces mots, il s'arrêta net, réalisant subitement qu'il n'y avait pas de retour possible.

- Non, affirma le Frère Aîné, dont le visage rayonnait de sympathie, il n'y a pas de retour, mais je pense que lorsque vous verrez ce qui vous est réservé, bien plus élevé, plus idéal que ce que vous venez de quitter, vous ne désirerez plus retourner, vous désirerez de tout votre coeur et de toute votre âme aller de l'avant.

- Je vais vous conduire à la tranchée où se trouve votre compagnie, car l'un de vos amis doit bientôt venir dans l'au-delà. Comme il ne passera pas de la même manière que vous, il recouvrera sa conscience presque immédiatement, et je désire que vous vous occupiez de lui. De cette façon, vous apprendrez une bonne partie des devoirs qui vous incomberont plus tard.

- A présent, enchaîna-t-il, avant de commencer un travail actif, je désire bien vous pénétrer de l'idée que cette guerre était nécessaire, car il n'existait pas d'autre moyen de sauver la race humaine d'une imminente et accablante fatalité. Ce fait n'excuse néanmoins pas du tout ceux qui sont responsables de l'avoir déclarée, car ce grand conflit, ces souffrances terribles, font croire à certains que les pouvoirs du bien sont impuissants devant ceux du mal, et c'est pour cela que j'en parle. Il n'en est pourtant pas ainsi. Dieu gouverne toutes choses, et de même qu'un oiseau ne peut mourir sans Sa permission et sans Sa volonté, de même aucune guerre ne peut être déclarée sans qu'Il en ait connaissance et sans Sa volonté; mais, comme je viens de le dire, cela n'excuse pas ceux qui l'ont provoquée. Ici, son expression devint très austère, quoique compatissante, son regard devint lointain, comme si ses pensées traversaient le temps qui devait s'écouler avant que le bien devant résulter de cette lutte gigantesque put élaborer son dessin sur la trame des siècles futurs.

- Enfin, dit-il, nous allons voyager un peu plus rapidement et vous pourrez utiliser votre nouveau pouvoir.

A ces mots, il se mit à glisser de plus en plus vite. Jimmie, à ses côtés, oubliant de maintenir sa pensée, songeait à autre chose, et la distraction qui en résultait l'amenait à s'arrêter tout à fait. Il comprit de lui-même, se disant que la marche, devenue une seconde nature, lui permettait auparavant de songer à autre chose, mais que glisser était si nouveau pour lui qu'il était obligé de fixer sa pensée sans arrêt sur cette façon de se mouvoir.

Le Frère Aîné allait de plus en plus vite et Jimmie le suivait tant bien que mal, mais lorsque son guide s'éleva dans les airs, le jeune homme fut quelque peu incertain de son habileté à imiter un être aussi intrépide. Bientôt cependant, il s'accoutuma à cette nouvelle sensation, et prit quelque intérêt au paysage. Il nota, à un moment, qu'il passait au-dessus d'une contrée familière et puis qu'il approchait des tranchées. Il perçut la rumeur des gros canons, puis, comme ils se rapprochaient encore, le vrombissement des avions évoluant dans les airs et, peu après, ils mirent pied à terre, au bord de cette section de la tranchée qui avait été son poste de feu.

Dans ce décor familier, Jimmie crut un instant être encore le soldat d'hier, et reconnaissant un camarade, proposa, par prudence, de descendre dans la tranchée. Ce ne fut que devant le sourire amusé du Frère Aîné qu'il se souvint de la présente innocuité des balles à son égard, lesquelles pouvaient traverser son corps éthérique sans causer d'inconvénient.

Le Frère Aîné posa sa main sur le bras de Jimmie, lui désigna un homme ayant dépassé la quarantaine, portant l'uniforme de sergent, qui était assis tranquillement, occupé à fumer tout en lisant un vieux périodique. A ce moment précis, il jeta le dernier bout de sa cigarette, déposa son journal, se leva lentement et entra dans la tranchée. Se dirigeant vers le poste de feu, il releva la tête afin de regarder par la petite ouverture; en l'espace d'une seconde à peine, il fut traversé en plein front par une balle ennemie. Il resta immobile un instant, puis les muscles perdant leur vitalité, se détendirent, le corps se pencha, et s'affaissa finalement le long du parapet. A côté, le tirailleur de service considérait la scène avec effroi. Alors, Jimmie aperçut le sergent sortant tranquillement de son corps et regardant le tirailleur d'un air perplexe. Jimmie comprit tout de suite le fatal événement et salua le sergent Strew qui, le voyant, lui dit naturellement:

- Holà! Jimmie, je suis heureux de vous revoir. Par où donc êtes-vous passé pour être ici? Je vous croyais à l'ouest.

- Hello! vieux camarade, fit Jimmie, d'un ton désinvolte. J'arrive à l'instant et vous amène un ami. Se tournant vers le Frère Aîné:

- Je vous présenterai à mon ami, le sergent Strew, si vous voulez bien me dire votre nom.

Le sergent Strew ne semblait nullement étonné de voir ainsi Jimmie revenir à la tranchée, amenant avec lui un ami, comme si la première ligne de feu était un lieu de réunion, et les circonstances pourtant inusitées, ne semblèrent pas le surprendre davantage que de coutume. Il en est souvent ainsi de ceux qui sont passés depuis peu dans l'au-delà, et qui n'ont pas entraîné leur pouvoir d'observation et leur raisonnement. Le sergent savait qu'en réalité Jimmie était mort, du moins on le lui avait annoncé, et il n'avait aucune raison d'en douter. Néanmoins lorsque Jimmie lui apparut vivant, bien portant et apparemment très à l'aise, le sergent accepta simplement le fait sans la moindre hésitation. Cependant, s'il avait pu voir Jimmie avant que l'obus meurtrier n'eût rompu la connexion entre le corps physique et le corps vital, le cas aurait été tout à fait différent.

La manière très respectueuse qu'employait Jimmie pour s'adresser au Frère Aîné était significative, non seulement de l'atmosphère ou de l'aura de dignité et de puissance entourant ce dernier, mais était aussi une preuve de l'intensité de ses vibrations auriques qui, n'étant pas empêchées par le corps physique, devenaient mille fois plus puissantes qu'elles ne l'auraient été sur le plan physique. Jimmie ne connaissait rien des vibrations mentales et ne pouvait imaginer que la cause de son maintien respectueux résidât en dehors de lui. Il était pourtant conscient de cette attitude, s'en rendant compte à son avantage.

Il ne nous est pas possible de donner le nom réel indiqué, nous désignerons donc le Frère Aîné du nom de Mr. Campion.

Après les présentations, le Frère Aîné dit:

- Jimmie, venez me voir dans une heure environ, et vous amènerez votre ami.

- Certainement, Monsieur, mais ma montre est arrêtée. Comment pourrai-je savoir l'heure? Et où vous trouverai-je?

-Je vous préviendrai le moment venu.

Le Frère Aîné fit en apparence un pas vers le haut de la tranchée et se dirigea vers l'arrière. Le sergent bondit dans sa direction, criant de toutes ses forces, tâchant d'intervenir, mais Jimmie lui saisit le bras. Se retournant, Strew lui dit:

- Arrêtez-le! Rappelez-le!

Laissez-le partir, dit Jimmie, et écoutez-moi.

- Très bien, Lieutenant, puisque vous le voulez. Par Jupiter, je suis heureux de vous revoir. Dites donc, avez-vous remarqué de quelle façon votre ami a franchi la tranchée? D'un seul pas, dans toute sa hauteur! Quel homme!

- En effet.

- Quelle grande joie pour les camarades de vous retrouver sain et sauf. Nous avons appris votre mort, survenue il y a trois jours. Je suis tout à fait heureux de voir que c'était une erreur. Mais où avez-vous été durant tout ce temps?

Jimmie était arrivé à un moment où la rage de la bataille avait cessé, laissant place à une accalmie. Le cas du sergent était unique en ce moment. Strew, tellement absorbé dans sa conversation avec Jimmie, n'avait pas remarqué le groupe d'hommes réunis autour de son cadavre, et le jeune lieutenant se demandait comment il lui faudrait annoncer cette nouvelle, sans trop le brusquer. Jamais il n'avait songé qu'une tâche de ce genre aurait pu lui être confiée.

- Eh! bien, voyez-vous, Sergent, le plus drôle dans tout cela est que ce qui vous a été annoncé est parfaitement exact.

- Qu'est-ce qui est exact?

- Mais..., que j'ai été tué.

- Vous vous moquez de moi, je pense.

- Non, pas le moins du monde, je vous dis la vérité. J'ai été tué.

- Jimmie...retournez donc chez le toubib...qu'il vous soigne sérieusement, vous devez avoir "une araignée au plafond". J'aurais bien dû m'en rendre compte en vous voyant venir avec ce vieux monsieur plein d'allant, car vous le savez bien, c'est contraire aux règlements, tout lieutenant que vous êtes...et d'ailleurs, je ne comprends pas comment il a pu arriver jusqu'ici en dépit des officiers.

- Vous voyez bien, Sergent, qu'il en est ainsi, beaucoup d'êtres meurent, et ne savent même pas ce qui leur arrive.

- Oui, oui, et d'autres, bien vivants, s'imaginent qu'ils sont tués. Voyons, Jimmie, si vous étiez mort, vous seriez maintenant un fantôme, et je ne pourrai ni vous voir, ni m'entretenir avec vous. Cela ne se peut pas, vous êtes tout aussi vivant que moi.

- C'est vrai, Sergent, mais tournez-vous un instant et vous vous apercevrez que vous êtes aussi mort que moi.

Jimmie, d'un geste, lui indiqua le cadavre déposé au fond de la tranchée, prêt à être transporté à l'arrière, la nuit, à la faveur d'un instant de répit et de calme. Le sergent se retourna, porta son regard dans cette direction, l'y maintint longuement, et tranquillement se dirigea vers le corps, le considérant avec soin. Il s'adressa à la sentinelle du poste de feu. Ne recevant aucune réponse, il l'interpella à nouveau plus sévèrement, peine perdue; alors, il marcha vers elle, mit sa main sur son épaule, tentant de secouer cet homme de son inadmissible torpeur; mais à la fin, pourtant, Strew remarquant que sa main passait à travers l'homme, abandonna sa tentative, et se retournant vers Jimmie, il lui dit, d'une manière toute naturelle:

- Je crois que vous avez raison, j'ai succombé.

Jimmie regarda Strew, et celui-ci contempla Jimmie. L'un et l'autre demeuraient muets. Cette situation était toute nouvelle, et si Jimmie se fut trouvé dans le cas d'offrir ses condoléances à un ami ayant perdu un être cher, c'eût été déjà une tâche assez difficile; mais comme l'ami lui-même était mort et que le consolateur l'était aussi, l'affaire prenait un tour plutôt comique. Jimmie avait un léger sourire. Bien que les choses fussent trop sérieuses pour en rire, la situation s'avérait si curieuse qu'elle le tenait en gaieté, et pourtant, l'humour et l'aspect de l'outre-tombe lui avaient toujours semblé être deux choses aussi opposées que les pôles. Personne à sa connaissance ne les avait réunies. Le sergent, néanmoins, demeurait très grave.

- Ainsi donc, la chose est arrivée, se dit-il, tant pour lui que pour Jimmie. Finalement, l'événement s'est produit, et cela ne ressemble en rien à ce que j'avais cru. Dites donc, fit-il, en regardant Jimmie, vous êtes ici depuis trois jours déjà, vous devez vous sentir chez vous, à présent. Où sont-ils?

- Qui...quoi?

- Mais...les cieux...bien que je suppose que nous autres, nous n'y parvenons pas directement, j'aimerais savoir où sont toutes ces choses que nous racontent les curés...l'enfer, le diable, et le reste? Ici, nous sommes exactement les mêmes que précédemment, je n'y vois pas grande différence, sauf que mon chien Milvane ne peut m'entendre lorsque je lui parle; mais que diable fait-on ici? Devons-nous aller à la recherche d'une harpe pour jouer des psaumes, ou bien continuer à nous battre? Supposez qu'une bande de fantômes allemands s'amène, que ferions-nous?

- Je n'en sais rien, par exemple, déclara Jimmie, à qui l'idée était bien neuve.

- Bon! J'ignore ce que nous pouvons faire, mais je parie que je rosserai d'importance le premier pâle fantôme allemand ayant l'audace de se présenter.

Jimmie eut une sensation particulière. Enfant, il n'avait jamais eu un langage vulgaire, et il était rare qu'il employât des termes très violents; mais à présent que le sergent prononçait des mots classés dans sa compagnie comme jurons, Jimmie ressentit comme une sensation de douleur. C'était une sensation mélangée qui, sans être une douleur physique, y ressemblait beaucoup; c'était bien plus que de la simple répugnance à quelque chose qu'il n'aurait même pas remarqué auparavant. Il se rappela l'invitation du Frère Aîné, se demandant si l'heure n'était pas passée et s'il pouvait amener son ami en la présence quelque peu austère de cet homme étrange. Ses doutes furent éclaircis par la soudaine apparition d'un petit enfant souriant, venu l'on ne sait d'où, qui s'approcha de lui en dansant et en chantonnant:

- Venez, Jimmie, le Frère Aîné désire vous voir.

Jimmie se tourna vers Strew, ce dernier absorbé dans une tâche difficile: il tentait d'empêcher un soldat de déboucler le ceinturon encore attaché à son cadavre.

- Venez donc Sergent, Mr. Campion désire vous voir.

- Au diable votre ami! Regardez-moi cet imbécile qui essaye de me prendre toutes mes cartouches, sachant que dans l'une des pochettes se trouve mon tabac, c'est que je suis responsable de mon ceinturon! Lâche-ça! Morbleu! Ces mots s'adressaient au soldat à qui Strew lança un magistral soufflet. La gifle, en des circonstances normales, aurait assommé un boeuf, mais présentement, elle traversa l'homme qui n'y prêta aucune attention. Le sergent était dans une rage à ne pouvoir souffler mot.

Jimmie dut s'arrêter un instant pour se rendre compte de la situation, et en riant, s'interposa entre Strew en fureur et le voleur indifférent qui, d'ailleurs, ne faisait qu'accomplir des ordres reçus.

- Venez donc, Sergent! Vous êtes mort! Croyez-moi, vous êtes mort! Vous ne pouvez rien contre ce garçon-là. Venez avec moi, vous êtes mort, vous dis-je.

Le sergent recula de quelques pas embarrassé, considéra Jimmie, et se grattant la tête:

- En effet...j'oubliais.

Jimmie sourit:

- De toute façon, que pouvez-vous faire de votre tabac? Vous ne pouvez plus fumer, maintenant.

Le sergent s'arrêta net, regardant Jimmie, les yeux hagards:

- Mais, c'est l'enfer!

A ces mots, Jimmie éprouva à nouveau la sensation désagréable, et il se demanda s'il ferait bien d'emmener ce soldat profane, tout brave et courageux qu'il fut, en la présence du Frère Aîné, qui, selon son idée était un Guide Céleste ou un Evangéliste. A l'armée, on employait rarement le mot pasteur, et Jimmie avait adopté le langage de la caserne. Que penserait ce grand ami de Marjorie, si le Sergent Strew se reprenait tout à coup à jurer?

De nouveau, il vit le petit être au visage souriant, qui tout en dansant lui répétait son message:

- Venez, Jimmie, le Frère Aîné désire vous voir.

Cette fois-ci, Jimmie se décida à obéir.

- Venez, Sergent, on me prie de vous emmener.

Strew le suivit, grommelant quelque chose entre ses dents à propos du tabac, et pensant à l'inutilité des localités où ne peut se fumer l'herbe consolatrice. Il se mit pourtant à suivre Jimmie, demeurant très préoccupé, grimpant hors de la tranchée afin d'inspecter les alentours, regardant de toutes parts si sa vue n'inciterait pas les Allemands à reprendre le bombardement.

- Ne craignez rien, fit Jimmie, remarquant son appréhension, les Allemands ne peuvent vous voir, et même si c'était le cas, ils ne pourraient vous faire aucun mal. Vous êtes aussi mort que possible.

- C'est vrai, je n'y songe jamais. Je ne puis pas encore me faire à l'idée d'être mort.

Il leva lentement la main vers son front et poussa un soupir de consternation en sentant la blessure béante de sa tête; il retira sa main couverte de sang. Puis il tâta la plaie:

- Dites, je ferais mieux de me faire mettre un pansement, c'est mauvais d'être atteint à cet endroit-là. J'aurais pu...C'est étonnant que je ne sois pas...

Il s'arrêta court et regarda Jimmie d'une manière pensive. Cette blessure l'avait évidemment effrayé, car malgré l'évidence, il n'avait pas encore réalisé qu'il était mort. Il faut parfois beaucoup de temps pour admettre un fait accompli. Bien que le sergent eût la certitude de n'être plus de ce monde, il n'avait pas encore appris à coordonner ses pensées avec ce qu'il savait être la vérité, et la vieille impulsion de soigner une plaie pour éviter les complications n'avait pu être repoussée.

Jimmie ne savait pas, et donc ne pouvait expliquer au sergent que le sang recouvrant sa main n'était que le résultat d'une idée fixe de sa part: là où il y avait une large blessure, il devait y avoir du sang. D'une manière sub-consciente, le sergent sentait que, s'il était mort et fantôme, il s'ensuivait qu'un revenant ne peut pas saigner. C'était cependant son cas. De sorte que, par cette déduction en partie consciente et en partie sub-consciente, il était maintenant sur le point de douter s'il était mort ou non. Les théories ne valaient donc plus rien. La blessure, elle, était bel et bien un fait certain.

- Dites donc, Jimmie, j'ai envie d'aller faire panser cette plaie. J'irai voir votre ami une autre fois. J'ai peur que cela ne s'aggrave.

Effectivement, la blessure était affreuse, non seulement là où la balle était entrée dans le front, mais surtout à la base du crâne où elle était béante. Jimmie comprenait très bien la nécessité de bander cette plaie, mais pensa-t-il, où cela peut-il bien se faire?

Quelque dévouée et bienfaisante que soit la Croix-Rouge, à présent il ne connaissait aucun hôpital où un homme invisible puisse se faire soigner une blessure mortelle qui avait déjà causé sa mort.

- Où voulez-vous aller, Sergent? demanda-t-il. Où pensez-vous pouvoir vous faire soigner? Ne savez-vous pas que c'est ce qui vous a tué?

- N'y a-t-il pas d'hôpitaux de ce côté? demanda le sergent, où les revenants peuvent-ils se faire panser lorsqu'ils sont blessés?

- On n'est jamais blessé, ici.

- Avec cela qu'on ne l'est jamais! Je suis blessé, vous le voyez bien. Si je ne panse pas ça, je pourrais en...en...

- En quoi, Sergent? En revenir à la vie?

- Allez au diable, Jimmie! Cette chose me fait souffrir bougrement. C'est étonnant que vous ne fassiez pas signe à un brancardier, à une ambulance ou à n'importe qui, au lieu de ricaner comme un homme ivre. Il y a sans doute des ambulances de ce côté. Cela doit certainement exister.


CHAPITRE III - UNE ENVOLÉE DE L'ÂME - pages 53 à 70

- Non, il n'y a pas d'ambulance, Sergent, mais je vais vous conduire là où vous serez soigné.

Jimmie, à ces mots, se retourna, et fut quelque peu étonné. Le Frère Aîné se trouvait tranquillement à ses côtés, ayant sur les lèvres la trace d'un léger sourire.

- Veuillez me suivre tous les deux, je vous prie.

Ils emboîtèrent le pas naturellement, il ne leur vint pas à l'idée de questionner celui dont la voix était si douce et dont l'affabilité semblait contenir une note de pouvoir, d'autorité.

- Prenez la main du sergent, Jimmie, dit le Frère Aîné, qui de son côté lui prit le bras. Jimmie fut émerveillé de voir la rapidité avec laquelle ils voyageaient. Comme il s'en souvint et le raconta plus tard, c'était foudroyant. Ils se trouvèrent sur une belle pelouse, à quelques centaines de mètres d'une grande construction érigée sur le mode grec ancien, avec d'énormes colonnes symétriques aux chapiteaux corinthiens. Une lueur irisée semblait entourer cette sorte de temple; Jimmie n'était pas très certain, au début, de la réalité du phénomène qu'il ne voyait pas de manière continue, et le sergent Strew, lui, semblait sortir d'un rêve, et n'avait pas du tout l'air de l'apercevoir.

Se tenant toujours la main, ils traversèrent la pelouse, montèrent les marches entourant le bâtiment et s'engagèrent alors entre une série de colonnes, interminables, jusqu'à ce que le Frère Aîné ouvrit une porte, et leur fit signe d'entrer.

Après avoir pénétré à son tour, il referma la porte, puis, se tournant vers le sergent Strew qui, vu la perte de son sang, était manifestement défaillant:

- A présent, Sergent, vous devez m'excuser d'avoir attendu si longtemps pour soigner votre blessure.

Il ouvrit une petite armoire et prit sur l'une des tablettes intérieures une petite fiole contenant une substance foncée de même consistance que la vaseline.

- Voyez-vous, Sergent, de ce côté-ci du voile, nous pouvons obtenir des résultats plus rapides. Si vous m'écoutez, vous verrez votre blessure guérir sans laisser la moindre cicatrice.

Se tenant devant le sergent, il prit un peu de pommade au bout de son doigt, et dit:

- Veuillez rester tranquille, Sergent, et concentrer votre pensée sur l'état de votre front avant la blessure. Maintenez cette pensée et imaginez qu'il n'y a jamais eu de blessure.

Il toucha légèrement du doigt le front du sergent. Celui-ci ferma les yeux, crispant le front, comme il s'imaginait devoir le faire lorsqu'on se concentre.

Le Frère Aîné retira alors sa main; au grand étonnement de Jimmie, le front du sergent apparut aussi net et lisse que celui d'un enfant, à part bien entendu, quelques rides, rides produites par les contractions extraordinaires que fit Strew, en essayant d'obéir au commandement de se concentrer.

- Très bien, très bien, dit Jimmie.

Le sergent ouvrit les yeux.

- Votre blessure a disparu. C'est comme s'il n'y en avait jamais eu.

- Vraiment!

Il tâta prudemment, doucement son front.

- Docteur, vous pouvez être sûr, je vous recommanderai comme médecin de première classe. Vous feriez fortune aux Etats-Unis, mais vous êtes un sorcier!

Le Frère Aîné sourit.

- Mon ami, c'est vous-même, votre imagination, le pouvoir de votre volonté qui ont fait cette guérison, et non mon habileté.

Le sergent Strew paraissait mystifié. Furtivement, il tâta encore son front, il doutait de la permanence du changement survenu par sa propre imagination, mais la blessure était bien guérie, aussi poussa-t-il un soupir de soulagement.

- Eh! dit-il, si seulement j'avais connu cela plus tôt! Il se tourna vers le Frère Aîné:

- Vous me certifiez vraiment que je me suis guéri moi-même?

- Parfaitement, la substance avec laquelle je vous ai soigné n'était que pour vous aider à vous concentrer. Vous vous seriez présenté n'ayant qu'un bras, vous auriez pu remplacer le membre manquant avec autant de facilité que ce fût le cas pour votre blessure. La matière, de ce côté-ci, est merveilleusement soumise au pouvoir de la volonté. Et la tâche que je désire vous donner est justement celle d'aller à la rencontre de ceux de vos camarades qui quittent ce bas monde, de les tranquilliser, et de leur expliquer la manière de guérir leurs blessures, et aussi de les éloigner des champs de bataille.

- Pour ceux qui meurent, la guerre est finie, et il est de leur devoir comme de leur privilège d'aider, non pas en combattant, mais en obtenant de faire cesser la lutte, et de détourner leurs pensées de la terre afin de les diriger vers l'avenir et les devoirs qui en résultent.

- Mais...Supposons que les Allemands fassent un raid...Que devrai-je faire? Comment pourrai-je aider à combattre?

- Simplement en refusant de vous battre. Vous n'êtes plus ici sur le plan physique où l'on pouvait vous y contraindre. Les Allemands ne peuvent vous blesser, même s'ils font un raid et s'ils vous environnent. Tout ce que vous avez à faire est d'obéir aux ordres; ignorez les Allemands à moins de connaître leur langue. Alors, votre devoir sera de les aider à cesser le combat, de les guérir, comme il est de votre devoir de secourir vos propres camarades.

- Rappelez-vous bien qu'en agissant ainsi, vous faites le travail du Maître, que son pouvoir, sa force vous environnent, de sorte que rien ne peut vous nuire. Si vous désobéissez, laissez votre colère prendre le dessus et essayez de faire tort à quelqu'un, alors vous pourriez être en difficultés vous-même. En quelques mots, obéissez aux ordres, et vous serez sain et sauf, même si votre travail vous conduit au milieu même de l'armée Allemande. Si, au contraire, vous désobéissez, si vos passions vous entraînent vers la haine et la colère, vous ne vous sentirez pas en sécurité même si vous êtes seul sur une île de l'Océan Pacifique. Comprenez-vous?

Le Frère Aîné était droit comme un soldat au garde-à-vous. Strew très impressionné, réunit les talons et salua en disant:

- Vos ordres seront exécutés, Sir.

- Un instant, Sergent.

Le Frère Aîné sembla réfléchir, il réfléchit pendant une minute environ. La porte s'ouvrit, et un homme en uniforme de soldat canadien parut.

- Vous m'avez appelé, Sir?

- Oui, veuillez aller avec le Sergent Strew, et lui montrer comment nous travaillons. Vous ne serez pas appelé de sitôt en service actif, Sergent, dit le Frère Aîné, s'adressant à notre ami, mais les Allemands sont prêts à entreprendre une nouvelle attaque, et de part et d'autre, beaucoup d'hommes seront tués. Aussi, aurons-nous besoin de tous nos travailleurs et même davantage. Je suis certain que vous ferez de votre mieux: vous leur ferez cesser le combat et tourner leur attention ailleurs dès qu'ils se trouveront de ce côté-ci du voile.

Le sergent Strew et le Canadien saluèrent et sortirent.

Quant à ce qui arriva au sergent, la manière avec laquelle il fut introduit, prit part aux travaux des groupes importants des Aides Invisibles qui tentent de toutes leurs forces d'écarter du Monde un grave désastre, Jimmie l'apprit plus tard. Nombreuses furent les aventures et les choses terrifiantes, bien que, malgré tout, certaines eurent leur côté comique, mais tout ceci est étranger à notre histoire.

Le Frère Aîné, après le départ du sergent, demeura un moment pensif. De son côté, Jimmie attendait qu'il parle. Après quelques minutes, ce fut Jimmie qui, le premier, rompit le silence.

- Vous m'avez déclaré, Monsieur, que certains devoirs m'incombent également?

- Oui, mais les vôtres sont différents de ceux du sergent. Vous devez apprendre le plus possible, car le champ de votre activité ne sera pas ici. Vous devrez retourner sur terre.

- Retourner?

- Oui, vous n'avez pas été tué, mais frappé d'une commotion violente, et lorsque le moment sera venu, on vous renverra à nouveau travailler dans votre propre corps, sur le plan physique. Là, votre très grand privilège sera de raconter, pour autant qu'il est en votre pouvoir, les choses merveilleuse qui vous seront montrées et enseignées ici.

- Mais, si je ne suis pas mort, alors, tout cela n'est-il pas un rêve? Et...Marjorie me disait que j'étais mort... Est-ce que je n'aurais fait qu'imaginer voir Marjorie?

- Non, vous avez réellement vu Marjorie et conversé avec elle, de plus vous êtes vraiment dans l'autre monde, car il n'est pas nécessaire de mourir pour venir ici. Marjorie s'est trompée très naturellement, car le fait est que, pendant quelque temps, on était incertain s'il serait possible de réintégrer assez rapidement votre corps éthérique. Mais votre travail est encore nécessaire sur terre; vous avez mérité cette chance dans des vies précédentes, et comme la nécessité s'est fait grandement sentir, une aide spéciale vous a été donnée. Ni vous, ni Marjorie, n'avez un instant pensé que vous n'étiez atteint d'aucune blessure.

- Je suis très heureux que vous l'ayez fait, Lieutenant Westman, car Miss Clayton a été choisie pour être votre infirmière pour plusieurs raisons. Non seulement parce que Miss Clayton est une âme très avancée, mais aussi parce qu'il a été constaté que le travail de réintégration de votre corps vital serait fait beaucoup plus aisément et rapidement avec son aide que par celle de n'importe quelle autre infirmière. Vous voyez, Miss Clayton, que je suis très bien informé, quoique ne vous ayant jamais rencontrée précédemment.

Louise répondit poliment, quoiqu'un peu cérémonieusement; elle était tout à fait incapable de cacher son incrédulité au sujet des déclarations de Mr. Campion.

Néanmoins, celui-ci continua, comme s'il répondait à certaines objections:

- Vous avez été choisie, et la sagesse de ce choix est bien apparente dans le résultat. Votre aura est forte, bien développée, vos vibrations sont harmonieuses, étant donné certaines combinaisons stellaires dont vous êtes probablement inconsciente. Tout ceci a été d'un grand secours pour Jimmie. Vous vous rappelez probablement que, lorsque vous vous êtes penchée au-dessus de lui afin d'entendre ce qu'il murmurait, il vous demanda pourquoi vous n'étiez pas rayonnante, sans aura, puis, peu après, il s'excusa assurant qu'une lumière vous entourait.

Louise demeurait perplexe, car personne n'était alors présent pour entendre cette conversation. L'infirmière en chef n'était pas sortie de l'hôpital et n'avait pas rencontré cet homme pour lui relater les faits. Et elle, Louise, n'avait pas raconté beaucoup de choses à l'infirmière en chef, et n'en avait rien dit à qui que ce soit. Jimmie, elle en était sûre, n'avait pas quitté la clinique, excepté le jour où ils s'étaient querellés. Avait-il écrit à cet homme ou bien celui-ci lisait-il dans les pensées? Si Jimmie avait écrit, il l'aurait trompée. Et si l'homme était clairvoyant, il devait être d'une perspicacité inquiétante. Elle se tenait silencieuse, ne sachant que dire, mais ses regards parcouraient la chambre.

Mr. Campion reprit la parole:

- Miss Clayton, vous m'excuserez, j'en suis sûr, si j'essaie de tranquilliser votre esprit ainsi que celui de Jimmie. En agissant ainsi, il est nécessaire de faire un exposé qui ne peut être prouvé présentement et dont les explications demanderaient trop de temps, aussi, je vous prierai de m'écouter patiemment, et de réserver votre jugement pour plus tard.

- D'abord, je vous affirme que vous n'êtes pas victime d'un complot prémédité. Jimmie ne m'a pas écrit et l'infirmière en chef n'a eu aucune arrière-pensée sur ce que vous lui avez relaté. Louise releva la tête, ses yeux grand-ouverts d'étonnement.

- D'autre part, votre surprise de rencontrer un homme clairvoyant sans le décor habituel de cet état, est parfaitement naturelle. Il n'y a ici aucun des accessoires du faiseur de miracles et vous chercheriez en vain un hibou empaillé, ou des crânes, ou de sombres draperies. Je puis vous assurer que pour un occultiste entraîné, la lecture de pensée n'est nullement difficile. Je vous dirai cependant que, lorsque Jimmie, reprenant conscience, vous a adressé ces quelques mots auxquels je viens de faire allusion, je n'ai pas lu en votre pensée, je savais ce que aviez dit pour la raison que j'étais présent.

Louise le regarda à nouveau, eut un geste de surprise, voulut parler, mais, à temps, elle se rappela la demande de Mr. Campion.

- J'étais là, quoique invisible à vos regards, et je vous ai suivie lorsque vous êtes allée faire votre rapport à l'infirmière en chef. Si vous vous souvenez, elle était assise, occupée à écrire, et lorsque vous lui avez adressé la parole, vous étiez seule avec elle dans son bureau. San s se retourner vers vous, elle s'est tout simplement arrêtée d'écrire, lorsque vous lui avez parlé. Alors, elle vous a répondu: "Je ne pense pas qu'une telle chose existe, mon enfant". Ensuite, en sortant du bureau, vous avez rencontré deux ordonnances qui transportaient un blessé sur une civière, et juste à ce moment, l'un des hommes trébucha. Vous avez cru qu'il allait laisser choir son fardeau, vous avez eu une exclamation de surprise, puis vous avez continué votre chemin. - Il sourit en la regardant:

- Je crois avoir pleinement justifié mon ami Jimmie, il ne pouvait pas m'écrire ces choses là.

Louise eut un petit geste gracieux et inimitable de reddition.

- Et maintenant, voici ce qui concerne la raison fondamentale de toutes ces choses étranges. La race humaine est composée d'une multitude d'esprits individuels qui évoluent par des naissances renouvelées dans des corps physiques, en ce monde, où ils apprennent à obéir aux grandes lois de notre Père Céleste, tout comme les enfants étudient leurs leçons journalières à l'école. Dans ce grand plan d'évolution, nous sommes soumis à l'activité de deux grandes lois: premièrement, celle de la réincarnation, qui nous ramène constamment vers le monde physique concret, dans des corps et dans un milieu s'améliorant lentement. Deuxièmement, la loi de conséquence qui décrète que nos souffrances sont le simple résultat de nos erreurs, qui, de façon usuelle, sont appelées péchés, et cela malgré un espace qui est parfois de plusieurs vies entre l'erreur et ses conséquences.

- De manière à raccourcir cette période de naissance, de mort, d'apprentissage et de souffrances, toute l'aide possible est donnée à la race par de grandes légions d'êtres spirituels, qui eux-mêmes ont passé par de semblables écoles. A certaines époques (de même qu'aux examens de collège), lorsqu'un point décisif dans l'évolution est atteint, la race passe un examen afin de savoir quelles classes d'entités sont dignes de promotion.

- Cette grande guerre est le plus prodigieux moment décisif de notre évolution, et plus que jamais l'aide et l'instruction sont nécessaires à la race. Elles peuvent être données plus efficacement par des membres avancés de cette même race, et c'est pour cette raison que plusieurs êtres reçoivent, précisément en ce moment, de l'avancement afin de donner à leur tour toute l'assistance et l'instruction qu'ils sont capables de donner. Le besoin est impérieux, beaucoup plus que vous et Jimmie ne le pensez, c'est pourquoi Jimmie fut renvoyé sur terre dans la vie physique, car normalement, il aurait dû rester en permanence de l'autre côté du voile. C'est dans cette intention que vous avez été amenée ici avec lui, car ne pensez pas que l'habitude des occultistes est de faire étalage de leurs pouvoirs uniquement pour divertir les gens.

- Jimmie et vous êtes tous deux des âmes avancées (je ne dis pas cela pour vous flatter) et dans quelques vies vous atteindrez naturellement le point auquel vous arriverez en cette vie-ci, si vous voulez réellement vous en donner la peine. L'aide vous sera donnée, mais vous devez vous rappeler les paroles du Maître: "A celui qui a beaucoup reçu, il sera beaucoup demandé". Ainsi le choix de s'engager dans le travail doit être purement volontaire, et non pas fait à la légère, car si le bénéfice est grand lorsque nous recevons cet enseignement dans les conditions requises, de même le danger l'est aussi si nous le recevons indignement.

Jimmie et Louise se regardèrent l'un l'autre, chacun reconnaissant l'allusion aux belles paroles du service de la communion. Jimmie prit la parole:

- Monsieur, vous m'avez parlé précédemment d'un grand travail, mais ne me l'avez pas décrit.

- Non, car à ce moment, on était incertain si votre corps éthérique pourrait être réintégré à temps dans votre corps physique, et lorsque la chose fut accomplie, l'opportunité d'une telle instruction ne s'était pas présentée.

Durant plus d'une heure, Mr. Campion leur parla des différents plans d'existence, et des corps correspondant à ces plans. Il leur décrivit le travail des Aides Invisibles, aussi bien avec les vivants qu'avec les morts. Louise et Jimmie écoutaient, émerveillés, et graduellement, ce sentiment se changea en véritable déférence au fur et à mesure que leur était développé ce Plan prodigieux. Ils n'avaient jamais rien entendu de pareil. Cependant, cela leur semblait étrangement familier, tout comme s'ils l'avaient su depuis toujours. Comme Mr. Campion. continuait à leur développer ce plan, leur montrant comment il s'accordait avec les Ecritures et particulièrement avec les paroles du Christ, leur faisant comprendre les paraboles et éclairant les passages obscurs, les soupçons de Louise s'évanouirent, et elle se sentit honteuse de les avoir même élaborés. Elle ne demandait plus de preuves. Aucune n'était nécessaire. Aucun homme, quelque grand soit-il, n'aurait pu inventer un plan pareil. Pas même Mr. Campion, lisant dans la pensée, et occultiste, quelqu'un plus fort encore, n'aurait pu produire un plan si compliqué où tout s'emboîte ainsi. Il n'eut aucune difficulté à les convaincre que tout cela était vrai. La jeune fille connaissait ces choses, bien qu'elle ne put comprendre comment elle les connaissait. On y trouvait l'empreinte et la signature de la Divinité elle-même.

Jimmie, lui aussi, avait écouté, tout absorbé. Ces faits développés par Mr. Campion expliquaient certaines contradictions apparentes qu'il avait observées durant son bref séjour de l'autre côté, et lorsque la théorie et la pratique de la libération dans les autres plans furent détaillées, il comprit qu'il n'était pas nécessaire de mourir pour prouver la réalité de l'immortalité.

- Mais...pour quelle raison, demanda-t-il, s'il y a tellement de travail à exécuter de l'autre côté, s'est-on donné tant de mal pour me renvoyer ici-bas?

- Parce que la nécessité la plus urgente est de trouver ceux qui, de ce côté du voile, connaissent le fait de l'immortalité, ont visité l'autre monde et en sont revenus, ont la volonté et sont capables de répandre leurs connaissances, qui peuvent consoler les mourants et particulièrement ceux qui restent. On a besoin de ceux qui peuvent dire: "Je sais" aussi bien que "je crois".

- Alors, si je persiste dans l'accomplissement des exercices que vous m'avez décrits, vous pensez que je développerai ma vision spirituelle?

- Sans aucun doute, vous le pourrez, et quoique je ne doive vous influencer en aucune manière, car le choix ne dépend que de vous, vous savez cependant combien j'aspire à vous voir volontaire dans la Grande Armée à laquelle vous êtes malgré tout enrôlé.

Jimmie comprit que le moment était sérieux. Il désirait servir. Son coeur était rempli de sympathie pour ceux qui souffrent et meurent, et cependant, sera-t-il capable de cette chose: "vivre la vie"? Lorsqu'il retournera à son régiment, et à sa compagnie, pourra-t-il continuer? Alors, un doute pénétra son esprit. Mr. Campion avait déclaré ou fait comprendre que, durant le sommeil, presque tous aident, plus ou moins, aussi pourquoi ne pourrait-il essayer de faire son possible, à l'état de veille, espérant être dans le sommeil, un aide invisible inconscient?

Mr. Campion les observait. Louise le regardait sans le voir. Ses yeux avaient cette expression lointaine qui prouvait la préoccupation de son esprit. Elle prit la parole.

- Veuillez me dire, Mr. Campion, je vous prie, pourquoi l'aide incarné qui est libre dans les autres plans est beaucoup plus précieux que le travailleur désincarné ou que l'aide qui ne peut visiter consciemment les mondes supérieurs? N'y a-t-il pas là un rapport avec le pouvoir de la volonté?

- C'est juste, Miss Clayton. L'aide incarné possède un pouvoir que la même personne qui perd son corps au décès, n'a plus. Ceci demanderait une explication un peu longue, mais vous vous en approchez en parlant du pouvoir de la volonté. De plus, les aides de l'au-delà sont en rapport constant avec ceux qui s'y trouvent déjà, venant de terminer leur vie ici-bas, et dont la période de rétrospection de la vie physique vient de commencer. Cependant, l'homme, de ce côté-ci du voile, peut influencer la vie de bien des êtres, qui s'abstiendront d'actes qu'autrement ils accompliraient. Ils éviteront ainsi bien des souffrances au purgatoire, résultant d'actions non accomplies qui auraient pu entraîner de lourdes dettes de destinée.

Jimmie et Louise s'en retournèrent en silence à la clinique, chacun d'eux profondément pensif, continuant par intervalles, la conversation sur l'enseignement que leur avait donné Mr. Campion. En arrivant à la grande porte, Louise prit la parole:

- Jimmie! Je dois vous faire une confession.

- Qu'est-ce donc?

- Savez-vous qu'avant de pénétrer dans cette maison, je tenais votre aventure pour de la pure imagination, rêve provenant de votre commotion.

- C'est ce que je craignais.

- Mais, ne soyez plus inquiet. Maintenant, j'en crois chaque mot.

La grande joie que ressentit Jimmie, exprimée sur son visage, était due à la satisfaction de savoir qu'elle ajoutait foi à son histoire. Cette expression joyeuse et animée de Jimmie provoqua certainement chez le portier de l'hôpital des réflexions hautement fantaisistes. L'on peut en juger par le sourire qui apparut sur son vieux visage tanné, lorsque les deux jeunes gens rentrèrent à la clinique, ou bien, il est possible encore que nous n'ayons pas entendu entièrement leur conversation.

 

Réintégré dans sa compagnie, et après avoir été salué de tout coeur et félicité d'avoir échappé à la mort, Jimmie se mit avec fermeté à potasser les exercices et entraînements spirituels, alors que son bataillon se trouvait au repos, à l'arrière des lignes.

La besogne courante, quotidienne de la vie à l'armée, le contact constant avec ses hommes et ses camarades officiers, de qui il était très aimé, eurent une tendance à atténuer son enthousiasme. Les pensées ordinaires et prosaïques usurpèrent la place des aspirations nobles, des idéaux élevés qui avaient vibré en lui. La réminiscence de son voyage au Pays des Morts Vivants commença à s'atténuer. Des devoirs pressants, urgents, occupèrent tout son temps. Lorsque finissaient les exercices d'entraînement, il se sentait fatigué et volontairement, se laissait entraîner à aller avec les autres faire une visite au mess ou autre lieu de divertissement. Chaque fois, il essayait de tranquilliser sa conscience avec la promesse qu'il ferait quelque chose aussitôt qu'il se sentirait bien reposé.

Entre-temps, comme il l'avait promis, il continua de pratiquer le petit exercice si naïvement simple que Mr. Campion lui avait enseigné, et qu'il renouvelait chaque soir avec la régularité d'une horloge. Malgré tout, il ne pouvait comprendre comment une chose si ridiculement élémentaire pouvait avoir grand effet sur lui. Il se mit à croire que la raison devait donner tort à Mr. Campion, autrement, comment se faisait-il que cet exercice fut si peu connu? Pourquoi aussi n'était-il pas enseigné par les ministres des différentes Eglises? Il savait que certaines critiques qu'on leur faisait étaient méritées, mais il voyait que, dans l'ensemble, ces ministres du culte étaient honnêtes, consciencieux, faisant de leur mieux selon leur lumière spirituelle. Pourquoi, alors, ne connaissaient-ils pas ce détail aussi simple?

Un jour qu'il écrivait dans un coin du mess, se trouvait à ses côté un pasteur trop zélé, faisant des reproches à un petit groupe de soldats qui négligeaient d'assister au service religieux. Ces hommes avaient été à la bataille, ils avaient vu leurs camarades mourir, blessés, réduits en poussière, gazés, haletants, respirant avec effort, n'arrivant pas à remplir d'air leurs poumons ensanglantés. Ces hommes avaient vu leurs amis, jeunes, braves, pleins d'allant, mourir brusquement, et l'effet de telles expériences avait modifié leur attitude envers la grande énigme de la vie, rendant cette attitude plus ouverte, plus profonde ou plus élevée, la modifiant de toute manière.

Le pasteur s'était justement exalté, rempli d'un zèle ardent pour sauver les âmes de ces pauvres hommes égarés dans cette lutte sans merci, espérant enlever la torche du brasier. Ils devaient faire leur salut. Ils devaient accepter le Christ, sinon ils brûleraient éternellement en enfer comme enfants du diable. Ils devaient se convertir, recevoir la Grâce avant que ce ne soit trop tard. L'abîme s'ouvrait largement pour eux, avec ses feux éternels, et...

- Au diable cette idée d'enfer!

Cette interruption, faite par une voix impatiente attira l'attention de Jimmie, qui se tourna avec intérêt du côté du personnage.



CHAPITRE VI - LES IDÉES D'UN SOLDAT AMÉRICAIN SUR LA RELIGION - page 109 à 130

Le ton de voix de l'interrupteur intrigua encore plus Jimmie qui écouta attentivement.

- Que...que voulez-vous dire? balbutia le pasteur, choqué.

- Simplement ceci. Que pensez-vous de ce feu éternel? Ce n'est pas logique et ne se trouve pas dans les Ecritures, pas plus que dans la Bible, et ce n'est pas Chrétien. Le Dieu qui agirait de la manière que vous décrivez serait un démon et non pas un Dieu.

Celui qui parlait ainsi était un garçon grand et mince. L'intervalle de silence causé par la stupéfaction du pasteur horrifié, qui réellement n'en pouvait croire ses oreilles, et était devenu comme frappé de mutisme, donna à Jimmie le temps de jeter un coup d'oeil sur le groupe avant que le garçon continue:

- De toute façon, qui est Dieu?

- Qui est Dieu? Qui est Dieu? Oh! mon pauvre frère! Pouvez-vous être si ignorant pour me poser une telle question?

- Vous voyez que je le suis. Vous avez l'air de connaître un tas de choses sur Lui; en tout cas, vous en avez la prétention. Or, dites-moi exactement qui Il est, et quelle est Son oeuvre?

- Qui Il est! Qui Il est! Mais il gouverne le monde avec une baguette de fer et le façonne comme le potier modèle les contours d'un vase. Il vous a créé et livra son Fils unique à la mort pour vous sauver de la damnation éternelle, et vous me demandez qui Il est!

Ecoutez-moi, pasteur. Je ne songe pas à être désobligeant ni irrévérencieux, mais j'ai subi cet enfer, là-bas, et j'ai vu mon camarade, le garçon le plus chic, le plus brave des hommes - ici, il se tourna, comme s'il défiait qui que ce soit de le désapprouver - le plus brave homme ayant jamais vécu. Je l'ai vu renversé par un obus qui lui coupa les deux jambes; il mourut là, dans mes bras. La chance lui a fait défaut. Oui, je l'ai vu mourir, j'ai décidé d'aller chez lui (si toutefois je suis encore vivant lorsque cette guerre sera finie) et de raconter à sa femme ainsi qu'à sa mère comment il mourut. Et vous me racontez que Dieu a créé le monde et qu'Il le gouverne, et Il permet la guerre! Pourquoi ne l'arrête-t-Il pas? S'Il est si grand et si saint que vous le prétendez, pourquoi n'arrête-t-Il pas les hommes qui déclenchèrent cette atrocité?

- Mon pauvre, pauvre frère! Dieu ne permit pas cette guerre. C'est le diable, ce grand adversaire qui la provoqua!

- Alors, Dieu ne gouverne pas le monde! Il nous a créés, mais en a fait une si pauvre chose qu'Il a dû envoyer Son Fils unique mourir pour nous sauver, et encore n'en a-t-Il sauvé que quelques-uns. Vous reconnaissez vous-même que la majorité s'en va en enfer. Je vous l'ai entendu affirmer lorsque vous décriviez le grand et facile chemin qui mène à la destruction.

- Mais, mon frère, tout ceci se trouve dans la Bible. Avez-vous l'intention de nier la parole de Dieu?

- Je ne sais pas au juste ce que je renie, mais je ne crois pas que la Bible affirme cela. Je crois que vous puisez dans la Bible tout juste ce que vous désirez y voir, et non pas ce que la Bible désir vous expliquer. Or, écoutez-moi un moment, et dites-moi si je me trompe. Dieu est tout puissant, est-ce bien cela?

- Oui, oui, Il l'est, et...

- Attendez une minute, pasteur, j'ai le droit de parler à mon tour, maintenant, car je cherche la vérité si possible. Or, je reprends, Dieu est tout puissant, ce qui signifie qu'Il est capable de faire toutes choses?

- En effet.

- Et j'ai entendu dire qu'Il était omnipotent?

- Oui.

- Cela signifie qu'Il est tout-puissant, mais cela signifie encore davantage, également.

- Hé! vous êtes un véritable avocat! dit un soldat du petit groupe.

- En effet, j'ai beaucoup étudié le droit et l'ai pratiqué quelque peu, mais je ne me suis jamais entraîné à ce genre de discussion.

- A présent, mon frère, permettez-moi de vous donner à lire quelques brochures.

- Non, pasteur. Je ne désire pas lire vos brochures. Toutes ne font qu'éviter les grandes questions. Vous avez commencé cette conversation. Ayez le courage d'aller jusqu'au bout comme un homme qui désire voir clair, car je n'essaie pas de faire tort à la religion. Je cherche réellement et honnêtement la lumière, mais il me faut une lumière vraie, celle du Soleil, et non pas celle d'une chandelle. Je désire la Vérité. J'ai été en enfer dans ces tranchées, je me suis trouvé face à face avec la mort ainsi que tous ceux qui sont ici, et nous recherchons une réelle vérité des faits, une vérité sincère, non pas faussée. Or, j'ai le droit de vous dire, pasteur, que mon bonheur éternel est aussi valable pour moi que le vôtre l'est pour vous. Je n'ai aucune intention de vous choquer. Je désire la vérité, ainsi que la désirent tous ces garçons.

- Mais, frère, je vous ai déclaré: acceptez le Christ, endossez l'armure des Evangiles, et vous résisterez à toutes les embûches de l'ennemi.

- Vous voilà, pasteur, en train d'éviter les questions finales qui sont: Qui est Dieu, pourquoi nous a-t-Il créés, pourquoi a-t-Il permis cette guerre?

- Oh! mais, vous êtes dans l'erreur. Il ne l'a pas permise. C'est contre Sa volonté.

- Contre Sa volonté et Il est omnipotent? Non, pasteur, il faut nous donner une autre raison.

- Mais, je vous le répète, frère, vous devez venir humblement vers le trône de Grâce. Acceptez le Christ avec droiture et cordialité et malgré tout vous serez sauvé.

Le soldat regarda le ministre pendant un instant, soupira et s'en alla.

- Cela se termine toujours de la même façon, dit-il à un autre du groupe, je n'ai jamais connu de pasteur qui puisse donner une explication plausible dans une discussion avec quelqu'un désirant connaître la vérité vraie, si elle existe. Ils vous échappent et s'esquivent toujours. Ainsi fait ce pasteur, fit-il, et il sortit.

Rapidement, Jimmie plia sa lettre, la fourra dans sa poche, et suivit le soldat. C'était peut-être une occasion de commencer ici son grand travail. Le Frère Aîné lui avait dit que ce travail ne lui serait pas imposé, mais qu'on lui donnerait diverses occasions d'agir, s'il était assidu. Il rejoignit l'homme qui le salua tranquillement, et se mit à marcher à ses côtés.

- J'ai entendu une partie de votre conversation avec le pasteur, et je voudrais savoir si, réellement, vous voulez ardemment connaître la vérité comme vous l'avez affirmé.

- Certainement, lieutenant, mais je ne puis jamais rencontrer un ministre qui puisse répondre aux questions que je désire lui poser, quoiqu'elles me semblent raisonnables à mon point de vue.

- Je crois pouvoir répondre à vos questions. Permettez-moi de prendre la place du pasteur et de toute façon, je crois que nous pourrons prendre plaisir à l'entretien.

- Très bien, Monsieur, dit le soldat d'un ton résigné. Jimmie comprit la situation. Le soldat avait dit vrai en disant qu'il désirait la lumière, mais il était ennuyé à l'idée qu'un si jeune lieutenant s'accapare du loisir déjà si restreint d'un soldat fatigué, pour poursuivre une discussion inutile sur un sujet dont il devait être complètement ignorant. Le soldat avait fréquemment demandé d'être éclairé par l'aumônier, et il n'avait jamais reçu que des réponses obscures. La prétention de ce lieutenant de posséder ce qu'aucun des ministres ne connaissait, ressemblait à celle d'un écolier offrant d'enseigner au général les rudiments de la stratégie. Cependant, le soldat était de bonne volonté et se décida d'endurer pendant quelques minutes cet entretien, question de savoir ce que le lieutenant avait à lui dire.

Après un silence assez embarrassant, Jimmie prit la parole:

- Vous savez, j'avais pitié de ce pauvre pasteur tout à l'heure. Vous lui posiez des questions bien ardues.

Le soldat se mit à rire:

- Il était quelque peu interdit et fâché de ne pouvoir répondre.

- Evidemment, les réponses étaient très simples.

- Je désire que vous me les donniez.

- Bon, posez des questions.

- Y a-t-il une vie après la mort?

- Oui.

- Comment le savez-vous?

- Parce que j'y suis allé et en suis revenu.

- Vous avez rêvé peut-être; mais en voici une autre: comment savez-vous que vous avez été là-bas, et que vous en êtes revenu?

- Je puis vous répondre. J'ai été de l'autre côté, j'en suis revenu, et je le sais parce que j'ai vu et parlé à des gens connus de moi dans la vie terrestre, de plus, j'ai conversé avec un homme qui se trouvait là et que je n'avais jamais connu précédemment. Il n'était pas encore débarrassé de son corps, et en suivant ses instructions, je l'ai revu plus tard dans ce corps physique. Mais je comprends très bien que ce qui est une preuve pour moi n'en est pas une pour vous, car vous n'avez pour gage que ma parole. Même si vous me connaissiez mieux et n'aviez aucun doute de ce que je vous dis, il y aurait encore, cependant, possibilité d'erreurs de jugement. Aussi, pour parler franc, il n'y a pas pour vous de preuves, excepté celles de vos propres expériences. Mais, il y a des preuves secondaires, des évidences de circonstances, pourrait-on dire, qui seraient dix fois plus convaincantes que tout ce que je pourrais vous affirmer, même si vous ne doutiez pas de mes paroles.

- Que voulez-vous dire?

- Voici: on vous a dit depuis votre jeune âge qu'il y avait un Dieu, qu'Il était la sagesse même, la connaissance, l'amour, etc...Or, vous voyez dans ce monde qui vous entoure, certains faits qu'il vous est difficile de concilier avec une telle idée de Dieu. Vous voyez l'injustice, la misère, la guerre, la souffrance, la tristesse, la séparation, vous voyez certaines gens ayant de la chance tout au long de leur vie, tandis que d'autres sont malchanceux quoique n'ayant commis aucune faute. Vous voyez toutes ces choses, et naturellement, vous désirez savoir pourquoi elles existent dans un monde créé par un Etre dont le nom est Amour. Vu que ces choses existent et ne sont nullement l'évidence de l'amour, vous prétendez que Dieu n'existe pas, ou alors qu'Il lui manque certains attributs que vous lui avez toujours prêtés, ou enfin qu'il y a un Pouvoir Rival des ténèbres, à peu près sinon aussi puissant que Dieu, Est-ce bien cela?

- C'est exactement mon idée, Lieutenant.

- Vous demandez la raison pour laquelle de telles choses sont permises dans ce monde, et vous ne recevez pour toute réponse que des platitudes qui vous montrent que les hommes supposés les mieux instruits sur les choses de Dieu sont aussi ignorants que vous-même, mais n'ont pas toujours l'honnêteté de l'admettre. Ils croient à certaines choses, pour vous insuffisantes, et ils désirent que vous ayez exactement les mêmes croyances, mais sont incapables de répondre à une seule de vos questions, et ils se fâchent même de vous les voir poser. Cependant, tout cela devient clair comme le jour, si vous réalisez que nous sommes tous des esprits qui évoluent, des parties de Dieu tout comme le déclare la Bible, qui grandissent en expérience, connaissance et pouvoir, en vivant de nombreuses vies sur la terre, l'une après l'autre. Nous sommes assujettis à deux grandes lois, premièrement à celle de renaissance, c'est-à-dire à celle des renaissances nous ramenant toujours et encore sur le plan physique, deuxièmement celle des conséquences, qui décrète que nous récoltons tout juste ce que nous avons semé, comme la Bible nous l'enseigne. Dans l'intervalle de chacune de nos vies sur terre, nous sommes dans un autre état de conscience durant lequel l'expérience de la vie qui vient de se terminer est incorporée à notre esprit en tant que conscience. Le péché est le résultat de l'ignorance des lois de Dieu, et les souffrances qui en découlent instruisent à la longue sur la manière d'obéir à ces lois, tout à fait comme l'enfant qui s'est brûlé le doigt apprend à éviter de toucher un fourneau brûlant. D'autres êtres sont heureux parce qu'ils ont progressé davantage sur le sentier de l'évolution, ont appris plus de leçons, et sont ainsi devenus capables de vivre mieux en accord avec la loi de Dieu. Certains sont malheureux parce qu'ils ont mal agi dans des vies passées et se sont créé par là des dettes; ou plutôt parce qu'ils n'ont pas suffisamment progressé sur le sentier de l'évolution, et ne se sont, par conséquent, pas encore libérés d'autant de dettes que les autres, car personne dans le monde de Dieu n'est appelé à souffrir, à moins qu'il ne l'ai mérité par les actes de son passé; mais vous devez vous rappeler que le passé s'étend sur des centaines de vies. Dans le grand plan de l'évolution humaine, il est des tournants où une aide supplémentaire est donnée. Cette guerre est l'un de ces moments décisifs et elle fut permise parce que la race humaine s'embourbait dans le matérialisme, et il fallait un grand choc pour tourner à nouveau la pensée de l'humanité vers la seule chose réelle dans le monde: l'étude des lois divines, et les efforts pour y obéir. Et jamais, les lois de Dieu ne furent mieux résumées que par le Christ lorsqu'Il dit d'aimer Dieu par dessus tout et son prochain comme soi-même. Me suis-je bien fait comprendre?

- O-u-i, mais si j'ai vécu précédemment, pourquoi ne puis-je m'en souvenir?

- Et bien! les causes qui vous empêchent de vous souvenir de vos vies passées sont complexes, et il me faudrait beaucoup de temps pour vous les expliquer. Mais, le fait est qu'il s'agit d'une précaution charitable de la nature; car si vous vous rappeliez vraiment toutes vos vies passées, vous ne pourriez plus avancer, car les anciennes sympathies et haines d'autrefois vous force raient à commettre de mauvaises actions. Un écolier utilisera une ardoise jusqu'à ce qu'il ait dépassé le stade tout à fait primaire et qu'il ne se trompe plus dans la formation des chiffres. Plus tard, il emploiera un crayon et du papier, ensuite de l'encre. Il en est de même pour nous. Lorsque nous apprenons à vivre avec droiture, et commettons moins d'erreurs, lorsque nous sommes libérés de la passion et de la haine, de l'orgueil et de la vengeance, nous nous souviendrons de nos vies passées.

- Tout cela est bel et bien, mais je ne vois pas la raison pour laquelle je ne puis me souvenir d'avoir vécu précédemment.

- Pensez-y et peut-être la lumière vous sera-t-elle donnée.

Jimmie estima qu'il était mieux d'abandonner le sujet et il quitta l'homme qui continua son chemin. Il était désappointé car, dans son enthousiasme, ce manque de compréhension d'une chose si claire était quelque peu décourageant. Il n'avait pas compris que chacun de nous a ses limitations, et que les limitations d'une personne sont à une distance du centre, qui est différente de celle d'une autre personne. Un grand cercle peut en contenir un plus petit, et peut le comprendre ainsi que l'espace contenu au-delà de celui-ci, mais le petit cercle ne peut contenir le grand, jusqu'au jour où, mis en présence de cercles encore plus petits que lui, il apprendra à raisonner sur le fait qu'il peut y avoir quelque chose au-delà de ses propres limitations. Il nous est facile de constater les limitations des autres, mais il nous est bien difficile de voir les nôtres, jusqu'à ce que nous ayons appris à ôter la poutre qui est dans notre oeil, avant de vouloir enlever la paille se trouvant dans celui du prochain.

Dès lors, Jimmie eut à mener un genre de vie ne lui offrant que bien peu de temps pour ce travail si particulier qu'il était si désireux de poursuivre. Son régiment fut renvoyé aux tranchées, la vie intense et le peu de repos dont il pouvait disposer empêchaient ses efforts pour son propre avancement. Il s'arrangea cependant pour continuer le simple exercice que lui avait donné Mr. Campion, et n'oublia pas non plus de dire quelques mots sur la vie supérieure, lorsque l'occasion se présentait. Mais à cause de la fièvre de la bataille en cours, son attention se porta entièrement sur ses devoirs de soldat, car son régiment était réuni maintenant à un contingent de l'armée Britannique occupé à repousser l'avance Allemande du printemps 1918. Son avenir était entre des mains plus puissantes que les siennes, et un jour, dans une charge pour reprendre une tranchée, il reçut une balle dans le bras droit, et fut renvoyé à l'hôpital, à l'arrière, vexé de sa malchance.

Dans cet établissement, point de Louise, hélas! Tout juste laissa-t-on assez de temps à sa blessure pour lui permettre de se cicatriser, et il reçut l'ordre de retourner en Amérique, avec mission d'instruire les jeunes recrues dans les camps d'entraînement. Il essaya en vain d'obtenir une permission de courte durée afin de rechercher Miss Clayton, mais la situation était pressante et les ordres péremptoires. Il écrivit une lettre désespérée à Mr. Campion, mais ne reçut aucune réponse, et se vit contraint de monter à bord avec un petit contingent d'hommes blessés, abandonnant son grand travail inachevé, ainsi que Louise et Mr. Campion en France, tandis que ses camarades continuaient à se battre pour retenir le flot gris de l'envahisseur, et qu'il se sentait en parfaite santé, obligé cependant de retourner au pays avant la victoire et la cessation des hostilités.

Combien amère fut ce départ! Il laissait derrière lui, en France, la Grande Guerre à laquelle il aurait voulu encore prendre part, la jeune fille qu'il s'était mis à aimer, et le seul homme qui pouvait le guider dans la grande oeuvre qu'il avait vaguement pressentie. Il laissait derrière lui toutes les grandes activités qui étaient entrées dans sa vie, qui avaient si complètement changé celle-ci, et tout cela, pourquoi? Pour une sécurité qu'il dédaignait, un travail que d'autres auraient pu faire mieux que lui, une vie dont la facilité n'était pas désirée, et surtout avec le sentiment poignant de s'éloigner de ceux dont il désirait se rapprocher.

Jimmie s'embarqua ayant au coeur un sentiment d'injustice et de calamité. Son bras le fit souffrir considérablement, et il le portait en écharpe la plupart du temps; cependant, il savait bien qu'au front il aurait à peine senti la douleur. A présent, les moindres choses l'ennuyaient, et la plus insignifiante bagatelle lui semblait importante. S'il ne devint pas maussade, c'est qu'il avait des dispositions d'esprit plutôt gaies, quoique moins joyeuses, en ce moment. Il passait le plus clair de son temps dans sa cabine, et généralement on supposait autour de lui qu'il souffrait plus de sa commotion d'obus que de sa blessure au bras. Comme la commotion est un cas particulier et que les suites se manifestent de mille manières, ses petits travers, quoique prêtant parfois à la critique, étaient supportés avec humour.

Depuis quarante-huit heures, le bateau était en pleine mer, et ce fut très tard dans la soirée du troisième jour, bien après que la nuit fut tombée, que Jimmie monta sur le pont, seul, et contempla la mer d'un air songeur et triste. La lune se levait ne donnant pas assez de lumière pour atténuer la beauté des étoiles amies. La brise soufflait doucement du sud, et le grand navire se frayait un chemin à travers l'obscurité, aucune lueur n'indiquait sa marche. Il s'élevait lentement, majestueusement, sur les flots, avec une grande dignité, comme s'il avait quelque sentiment de son existence et de la valeur des passagers qui lui étaient confiés.

Jimmie, appuyé au bastingage, respirait profondément cet air salin, si rafraîchissant et si pur, comparé aux vapeurs souillées de haine du "no man's land". Il contemplait chacune des vagues qui venaient se briser contre les flancs du vaisseau, le soulevant avec légèreté, comme si ce poids de milliers de tonnes n'était pour elles qu'un simple jouet. La vue de ce pouvoir formidable rendit à Jimmie, en ce moment triste et désappointé, un peu de calme et de repos, et lorsqu'il détacha son regard de l'océan, pour le reporter sur le ciel et ses étoiles scintillantes dans l'espace, brillant de tout l'éclat dont elles avaient autrefois resplendi pour Colomb et les marins de la flotte Espagnole, de même que pour Rome ou Carthage, Babylone et Baalbec, les constructeurs des pyramides ainsi que les armées et flottes de l'antique Atlantide, il sentit pénétrer en lui une perception nette de ce Pouvoir grandiose qui attestait ce grand Etre, dont le but majestueux ne pouvait être contrecarré de la largeur d'un cheveu, même par le soulèvement de tous les peuples du globe.

Jimmie évoqua l'histoire, se fit une image des scènes si variées de la vie, des guerres, famines, combats, meurtres, morts subites, vies tranquilles de peuples inconnus, amours et haines d'hommes et de femmes morts il y a mille ou dix mille ans, et sur lesquels ces mêmes étoiles avaient brillé avec la même quiétude, attendant patiemment le développement du grand Plan de Dieu.

En revoyant ces tableaux du passé, il lui semblait que le monde, en traversant l'espace, laissait derrière lui comme un brouillard de fumée visible seulement à l'oeil spirituel, les prières et les larmes de toute l'humanité, les cris de douleur des blessés, des mourants sur tous les champs de bataille, depuis les débuts de l'Histoire, les appels à la pitié, l'agonie du désespoir, la lutte des nations, l'élévation des races et leur chute, le cri des affamés, tout cela uni dans une même nuée noire, se déroulant jusqu'au Trône de Dieu. Et par dessus tout, résonnait l'appel désespérant: Pourquoi?

Il songea ensuite à sa place infime dans ce Drame puissant, comment il avait été protégé et instruit un tant soi peu sur ce grand Plan, comment un coin de ce sombre Voile avait été soulevé un instant pour qu'il puisse y jeter un coup d'oeil, et sache comment aider les moins favorisés que lui.

De quelle manière avait-il accompli sa mission? Qu'avait-il fait jusque là? Dans sa conversation avec l'homme du mess, à quoi avait-il abouti? A rien.

Sa conscience le troublait; cependant, après tout, que pouvait-il faire avec de simples paroles? Il se rendait bien compte que ce problème était bien trop important pour être résolu par un élan d'enthousiasme, quelle que soit son ardeur. Il fallait compter plutôt sur l'oeuvre tranquille, constante du temps, infatigable, inflexible, jamais rebuté par l'échec, recherchant toutes les opportunités, et satisfait si, de temps en temps, une personne peut être aidée si peu que ce soit. Alors, sans doute, après la guerre, pourra-t-il retourner à Paris, y revoir Mr. Campion, cet homme sage, le Frère Aîné, et apprendre de lui comment se préparer pour la grande oeuvre.

Et comme sa pensée s'affermissait dans cette résolution de "continuer", même si la tâche pouvait paraître sans espoir, le calme des grands astres emplit son coeur, et il reprit le chemin de sa cabine avec l'intention d'écrire quelques mots à Louise qu'il lui expédierait aussitôt débarqué.

Fermant soigneusement sa porte, avant de faire de la lumière, privilège réservé aux seuls officiers, car elle devait être parfaitement camouflée, afin de ne pas donner l'éveil aux sous-marins ennemis, son esprit était encore sous le charme des étoiles, de la mer, et bien en harmonie avec la décision d'être jugé digne, un jour, de la confiance qu'on lui avait accordée, de montrer à Mr. Campion, si jamais il lui était donné de revoir ce gentleman, qu'il ne serait pas un élève tout à fait indigne.

Mais il n'était nullement préparé au choc qu'il ressentit lorsqu'il se retourna. Assis tranquillement, sur l'unique chaise de sa cabine, comme si sa présence était la chose la plus naturelle au monde, se trouvait l'homme à qui Jimmie venait précisément de songer: Mr. Campion.

Jimmie sursauta, balbutia un "Mais..." et tendit la main à son visiteur inattendu. Son étonnement était si grand qu'il ne put prononcer d'autres paroles. Mais Mr. Campion ne lui serra pas la main, et il lui fit signe avec un sourire de s'asseoir au bord de sa couchette.

- Ici, je ne suis pas dans mon corps physique, de sorte que je ne puis vous serrer la main, mais je suis heureux de voir que vous me distinguez si nettement. Je suis venu vous chercher pour faire une petite excursion, si vous n'êtes pas effrayé de vous y aventurer, et comme nous n'avons que peu de temps, veuillez bien vous étendre sur votre couchette et vous endormir, et nous partirons immédiatement.

Jimmie aurait pu poser quelques questions ou exprimer une certaine crainte, mais Mr. Campion avait utilisé la phrase "Si cela ne vous effraie pas...". Après cet appel, il senti que, pour un officier de l'armée Américaine, une reculade ne serait pas de mise. De sorte qu'il éteignit rapidement la lumière, s'allongeant confortablement, puis en un rien de temps, il se trouva debout, regardant son corps étendu, et toute la cabine complètement visible comme en plein jour. Mr. Campion ne sentant plus le besoin d'éviter le contact physique, se tenait à ses côtés, une main posée sur son épaule.

- Voici votre première sortie consciente du corps, et vous ne devez craindre aucunement de ne pas retrouver le bateau ou qu'il arrive quoi que ce soit pendant votre absence. Donnez-moi la main, ayez une confiance absolue en moi et quoi que vous voyiez, ne vous laissez pas aller à la crainte. Venez.

Ils s'élancèrent en avant, à travers la coque du navire, planant quelques instants au-dessus des mâts, contemplant le bateau, superbe à voir lorsqu'il plongeait à travers le roulis des vagues; ce spectacle était visible à leurs yeux éthériques.

En dépit des assurances que lui avait données Mr. Campion, Jimmie se sentait un peu effrayé. Là gisait son corps couché dans sa cabine, assurément suffisamment protégé, et s'en allant d'un côté, tandis que lui partait d'un autre. Le temps était calme, mais les conditions atmosphériques n'étaient pour rien dans l'allure rapide du navire non éclairé. Supposez qu'un sous-marin... non, il n'y penserait pas. Bien souvent, Jimmie avait franchi la tranchée pour partir à l'assaut, mais jamais sans avoir peur, pourtant quiconque l'observait n'aurait pu dire que le Lieutenant Westman n'était pas courageux. Il avait le vrai courage de faire son devoir, bien que dominé par la crainte de ne pas agir avec assez de maîtrise de soi. Il avait entendu trop d'hommes braves admettre une peur constante pour être honteux d'y être lui-même accessible. Il eut été gêné de montrer qu'il avait peur, ce que, d'ailleurs, il ne fit jamais. Il décida donc que cette expérience ne l'entraînerait, en aucun cas, à manifester ses appréhensions, aussi se détourna-t-il du bateau, et regarda-t-il son guide en souriant, prêt à toute éventualité.

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